Roger Facon et Serge Ottaviani, Le Maître du Saint-Sang

Deux ans après la parution de La Fantastique aventure de l'Idéal Cinéma - mémoire ouvrière et alchimie à Aniche (2015), les compères les plus connus de l'Ostrevent, Roger Facon et Serge Ottaviani, récidivent chez Abysses Editions en publiant cet automne les rocambolesques péripéties d'un peintre anonyme d'Anvers devenu Le Maître du Saint-Sang à cause d'une histoire de coeur. Et comme l'affirmait Pascal au travers de cette diaphore : « Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point. »

D'emblée, le lecteur est averti qu'il lui faudra fermer les yeux pour entendre et comprendre que cette mystérieuse aventure « démarré[e] il y a des siècles et des siècles en terre d'Orient, s'est arrangée pour secouer l'Occident ». Un comble pour une sombre trame narrative s'appuyant selon les auteurs sur celle lumineuse d'un film projeté « sur grand écran quelque part dans la forêt des Ardennes belges. » Telle une écholalie, le rappel de la référence à ce film « tourné par des immortels » pour justifier l'écrit rendrait dément tout individu en quête de vérité.

Décousue, cette histoire de cœur remonte au temps de la première croisade, celle menée par Godefroy de Bouillon et Thierry d'Alsace, avant de s'étaler sur le XVIIe siècle pour tenter de tisser des liens avec l'actualité locale – celle du Douaisis - et moyen-orientale – en particulier, la Syrie de Bachar el-Assad. Avouons que l'on s'y perd un peu ou du moins autant que les auteurs eux-mêmes qui font se rencontrer deux artistes ayant réellement vécu mais à des époques différentes : l'immortel maniériste Maître du Saint-Sang (XVIe siècle) et le prince des envolées baroques, Peter Paul Rubens (XVIIe siècle).

L'énigme se résume ainsi : pourquoi le cœur d'Anne de Lens morte en 1580 embaumé et contenu dans un reliquaire en plomb retrouvé lors des fouilles préventives menées en 2007 sur la place Carnot de Douai est-il celui d'un homme ? Bien que formulée dans l'ouvrage, la réponse transparaît au travers du travail préparatoire du Wikipédien, Serge Ottaviani, qui brouille depuis plusieurs années déjà, les pistes de l'historien amateur.

En effet, le roman Le Maître du Saint-Sang, riche en personnages historiques, s'est construit à partir des contributions de Serge Ottaniani qui alimentent dès 2011 les articles que l'on trouve sur Wikipédia lorsque l'on s'intéresse, par exemple, à Thierry d'Alsace. En 2013, Ottaviani interviendra dans les biographies narrées dans cette encyclopédie virtuelle, de Léonius de Furnes, Philippe-Christine de Lalaing, François Van der Burch, Christophe Plantin, Anne de Lens, Gemma Frisius mais aussi dans les historiques de la Confrérie du Saint-Sang, du béguinage de Bruges ou encore de l'église Saint-Géry de Cambrai. En 2016, il poursuit toujours l'écriture parcellaire de légendes urbaines en modifiant le récit de Sibylle d'Anjou.

Si Ottaviani, tel Chateaubriand en son temps, réécrit l'Histoire, Roger Facon surprend par sa volonté de justifier ses délires en s'appuyant sur des écrits peu connus du grand public. A la page 62, par exemple, il évoque l'inquiétante et obsessionnelle collection de reliques de Frédéric III dit le Sage, électeur de Saxe de 1486 à 1525. Sans la moindre mention, Facon récupère un passage extrait de l'ouvrage paru en janvier 2000 de Paul Weiss, 1516-1700 : heurs et malheurs d'une ville et d'une province selon les chroniques de Malachie Tschamser, Père Gardien des Franciscains de Thann.¹

Facon se complait à rappeler, pour amuser le lecteur, qu'il ne manquait à Frédéric le Sage que le « pseudo Sacré-Coeur » secrètement conservé par l'alchimiste « Meester van het Heilig Bloed », Maître du Saint-Sang en français. Les notes d'humour rythment fort heureusement cette farfelue narration. A la page 30, on apprend que « Rubens a cru devoir peindre le Christ nu. [La nudité féminine n'est pas un souci mais la nudité de l'homme demeure un sujet hypersensible qui va hanter, de longs siècles plus tard, Christine Boutin] » Le décalage temporel opère et se répère encore au travers de comparaisons entre un astrolabe et un Iphone (p. 73) ou entre le cardinal catholique anglais, William Allen, et le « saltimbanque américain », Woody Allen (p. 79).

D'une manière générale, on prendra plaisir à lire les remarques grinçantes comme celle concernant le « tramway futuriste » qui exaspère le quotidien des habitants du Douaisis. C'est d'ailleurs à cause ou grâce à lui que le cœur d'Anne de Lens, objet central du roman, a été découvert lors de fouilles menées sur l'ancien cimetière de la Cité de Gayant. Roger Facon et Serge Ottaviani ne se cachent pas dans ce roman (p. 143) pour régler leur compte avec la politique urbanistique locale bancale.

D'ailleurs, on ne pourra reprocher aux auteurs leur volonté de rendre authentiques leurs propos en s'inspirant de recherches scientifiques récentes menées sur cet objet traversant secrètement les siècles. A la page 114, Facon & Ottaviani récupèrent un article paru le 19 juin 2008 sur le site Internet de la ville de Nantes pour rendre encore plus suspectes les interrogations relatives au reliquaire en plomb en forme de cœur contenant un cœur humain enterré à Douai. Plus loin (p. 138), ils entretiennent la confusion entre les cœurs les plus anciens retrouvés dernièrement en citant une partie d'un propos tenu par Philippe Charlier, maître de conférences en médecine légale au CHU Raymond Poincaré de Garches, publié le 28 février 2013 sur le site monversailles.com

Cependant, au cœur de cette étrange affaire, tout ne peut se vérifier. J'imagine le sourire de Serge Ottaviani me lisant. La mention du vol du Sacré-Coeur opéré le 15 août 2013 au sein du service d'archéologie préventive de Douai (p. 125) entretient l'exaltation du duo Facon-Ottaviani qui, avec audace, ose appeler à l'éveil sinon au réveil du lecteur (p. 155) avant le Jugement Dernier où Dieu révèlera dans sa bonté que ce coeur si soigneusement caché n'est autre que celui du traitre, Judas l'Iscariote.

En parcourant l'ouvrage, remarquable par la mise en page alternant texte et photographies en noir et blanc et publié par la maison anichoise Abysses Editions, vous vous demanderez comme moi, qui se cache derrière le personnage de Jorris Zannekin évoqué à plusieurs reprises vers la fin du livre et pourquoi les auteurs ont négligé l'énigmatique peinture à l'huile sur bois conservée au Palais des Beaux-Arts de Lille décrivant une Vierge à l'Enfant d'après... le Maître du Saint-Sang.

Difficilement datable – les experts s'accrochent aux larges bornes chronologiques 1501-1600 -, ce tableau de 53 x 40 cm., jadis faussement attribué à Jan Provoost, dépeint derrière la Vierge portant l'Enfant, le probable donateur dont les traits du visage rappellent le Saint-Joseph du tableau du musée de Hambourg peint par le Maître du Saint-Sang. Libre à vous, Roger & Serge, d'interpréter la fleur rouge sur laquelle souffle le Christ enfant, le collier de corail rouge qu'il porte négligemment et le fantomatique visage surgissant au loin dans la roche ou dans la pierre. Il y a là des signes qui ne trompent pas tant ils préfigurent la Passion d'un Christ finalement ensanglanté.

En définitive, l'on retiendra au travers de cette brume historique préalablement provoquée et magnifiquement aérée et illustrée, la dramatique épopée d'un cœur provenant d'un Moyen Age sanglant, traversant une Renaissance secrète et déterré, il y a dix ans, au cœur de la ville de Douai, non loin de la frontière franco-belge actuelle qui, à l'époque de Rubens, ne correspondait à aucune réalité politique, administrative et culturelle. Aussi, acceptons de fermer les yeux pour laisser place aux rêves.

1. Frédéric III le Sage « qui avait interdit son territoire à Tezel, avait collectionné 17443 reliques (paille de la Crèche, gouttes de lait de Marie...). Leur vénération au jour de la Toussaint valait aux fidèles 127799 années d'indulgences. » (Paul Weiss, 1516-1700 : heurs et malheurs d'une ville et d'une province selon les chroniques de Malachie Tschamser, Père Gardien des Franciscains de Thann).

MG – 24 octobre 2017.