Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre II
LA MARQUISE DE MERTEUIL AU VICOMTE DE VALMONT
AU CHATEAU DE ...
Revenez, mon cher Vicomte, revenez : que faites-vous, que pouvez-vous faire chez une vieille
tante dont tous les biens vous sont substitués ? Partez sur-le- champ ; j'ai besoin de vous. Il m'est venu une excellente idée, et je veux bien vous en confier l'exécution. Ce peu de mots devrait
suffire ; et, trop honoré de mon choix, vous devriez venir, avec empressement, prendre mes ordres à genoux : mais vous abusez de mes bontés, même depuis que vous n'en usez plus ; et dans
l'alternative d'une haine éternelle ou d'une excessive indulgence, votre bonheur veut que ma bonté l'emporte. Je veux donc bien vous instruire de mes projets : mais jurez-moi qu'en fidèle
Chevalier vous ne courrez aucune aventure que vous n'ayez mis celle-ci à fin. Elle est digne d'un Héros : vous servirez l'Amour et la vengeance ; ce sera enfin une rouerie de plus à mettre dans
vos Mémoires : oui, dans vos Mémoires, car je veux qu'ils soient imprimés un jour, et je me charge de les écrire. Mais laissons cela, et revenons à ce qui m'occupe.
Madame de Volanges marie sa fille : c'est encore un secret ; mais elle m'en a fait part hier. Et qui croyez-vous qu'elle ait choisi pour
gendre ? Le Comte de Gercourt. Qui m'aurait dit que je deviendrais la cousine de Gercourt ? J'en suis dans une fureur ! Eh bien ! vous ne devinez pas encore ? oh ! l'esprit lourd ! Lui avez-vous
donc pardonné l'aventure de l'Intendante ? Et moi, n'ai-je pas encore plus à me plaindre de lui, monstre que vous êtes ? Mais je m'apaise, et l'espoir de me venger rassérène mon
âme.
Vous avez été ennuyé cent fois, ainsi que moi, de l'importance que met Gercourt à la femme qu'il aura, et de
la sotte présomption qui lui fait croire qu'il évitera le sort inévitable. Vous connaissez sa ridicule prévention pour les éducations cloîtrées, et son préjugé, plus ridicule encore, en faveur de
la retenue des blondes. En effet, je gagerais que, malgré les soixante mille livres de rente de la petite Volanges, il n'aurait jamais fait ce mariage, si elle eût été brune, ou si elle n'eût pas
été au Couvent. Prouvons-lui donc qu'il n'est qu'un sot : il le sera sans doute un jour ; ce n'est pas là ce qui m'embarrasse : mais le plaisant serait qu'il débutât par là. Comme nous nous
amuserions le lendemain en l'entendant se vanter ! car il se vantera ; et puis, si une fois vous formez cette petite fille, il y aura bien du malheur si le Gercourt ne devient pas, comme un
autre, la fable de Paris.
Au reste, l'Héroïne de ce nouveau roman mérite tous vos soins : elle est vraiment jolie ; cela n'a que quinze
ans, c'est le bouton de rose ; gauche, à la vérité, comme on ne l'est point, et nullement maniérée : mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela ; de plus, un certain regard langoureux
qui promet beaucoup en vérité : ajoutez-y que je vous la recommande ; vous n'avez plus qu'à me remercier et m'obéir.
Vous recevrez cette lettre demain matin. J'exige que demain à sept heures du soir, vous soyez chez moi. Je ne recevrai personne qu'à huit, pas même le régnant Chevalier ; il n'a
pas assez de tête pour une aussi grande affaire. Vous voyez que l'Amour ne m'aveugle pas. A huit heures je vous rendrai votre liberté, et vous reviendrez à dix souper avec le bel objet ; car la
mère et la fille souperont chez moi. Adieu, il est midi passé : bientôt je ne m'occuperai plus de vous.
Paris, ce
4 août 17**
En 1782,
la publication des Liaisons dangereuses rend célèbre, par le scandale qu'elle provoque, un auteur jusque là inconnu, Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803). Il
est vrai que l'oeuvre révèle un certain mépris pour l'aristocratie, classe privilégiée dans la société d'ordres de l'Ancien Régime dont les coutumes dépourvues de toute morale affecte
particulièrement l'auteur. Dans ce roman épistolaire, Laclos déploie toutes les ressources de la correspondance pour dénoncer le libertinage de moeurs pratiqué par une
aristocratie en déclin et bâtir, dès cette lettre II, une oeuvre cynique dont la trame n'est autre que la vengeance de ses personnages.
Le roman de Choderlos de Laclos se construit sur une suite de lettres qui, au fil de la lecture, nous dévoilent ce qui unit ou oppose les différents protagonistes. Ces derniers s'appuient tantôt
sur la connivence, tantôt sur la confidence. La lettre II annonce déjà la future complicité entre les deux personnages principaux. La volonté d'inscrire les faits narratifs dans la vraisemblance
se traduit par l'indication paratextuelle des noms de l'émetteur et du destinataire, en l'occurence "la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont", ainsi que par la mention incomplète et
volontairement tronquée du lieu d'émission - "le château de ***" - et de la date de rédaction de ladite lettre ("le 4 août 17**"). Le lecteur est d'emblée confronté à la présence d'éléments
qui concourent à un certain réalisme et une véracité que l'auteur ne souhaite affligeante pour aucun de ses contemporains.
Le ton est immédiatement donné : sur le mode impératif, Madame de Merteuil exige le prompt retour du Vicomte afin de lui faire part d'un "projet", d'une "grande affaire" qui devrait l'honorer.
Afin de pouvoir mener à bien cette entreprise, la Marquise use évidemment, dès la rédaction du premier paragraphe, d'un style persuasif. Sachant que tout rapport existentiel se construit soit sur
la conviction, soit sur la séduction, Madame de Merteuil, qui connaît suffisamment son interlocuteur, retient la seconde option. En effet, l'émettrice emploie un vocabulaire qui ne saurait
laisser indifférent le Vicomte. Après lui avoir rappelé le "besoin" de lui "confier l'exécution" de son "excellente idée", elle entretient au mieux un décalage entre la nécessité de la rapidité
de l'action que Valmont doit mener et le ralentissement du temps par la lenteur des informations fournies.
La révélation du projet n'apparaîtra clairement qu'au troisième paragraphe. Entre temps, Madame de Merteuil aura largement flatté les compétences "héro(ïque)s" de Valmont. Les questions
rhétoriques mettant en place un dialogue feint telles que "Que pouvez-vous faire chez une vieille tante dont tous les biens sont subtitués ?" ou "Et qui croyez-vous qu'elle ait choisi pour gendre
?" n'attendent aucune réponse si ce n'est celle que fournira la Marquise elle-même dans sa lettre et participent d'un glissement vers le langage parlé. Bien plus qu'une prose à lire, la missive
laisse presque transparaître le son impérieux de la voix de Madame de Merteuil. Et l'on imagine les mimiques qu'elle pourrait avoir lorsqu'elle lance une remarque si provocatrice que celle-ci :
"oh ! l'esprit lourd !"
Le souci de véracité qui s'affiche à travers le ton implicite de la rédactrice est également présent au travers de quelques indications temporelles ("demain, à sept heures du soir", "A huit
heures", "il est midi passé"...) mentionnées à la fin de la lettre. Cette lettre que l'on pourrait donc croire écrite par un personage réel, offre aussi dans son développement un axe
chronologique sur lequel il nous appartient de replacer les évènements tant antérieurs que postérieurs et les liens plus ou moins de parenté ou les relations passées et futures qui définissent
les personnages. Ainsi, à titre d'exemples, apprenons-nous par le biais d'analepses que Valmont eut une "aventure (avec une) intendante" et que la Marquise de Merteuil peut se "plaindre" de
Gercourt d'avoir été un amant infidèle et de devenir probablement sa "cousine" par alliance. Là réside la subtilité de Laclos d'avoir su exploiter le genre épistolaire pour fournir les éléments
nécessaires à l'exposition de son roman.
Le ton et le style de la lettre laissent presque résonner, avions-nous dit, le son de la voix de la Marquise de Merteuil. En tant que lecteur, nous n'éprouvons donc aucune difficulté à entendre
ce qu'elle rédige, ni même à percevoir ce qui l'anime : le dégoût d'apprendre que Madame de Volanges "ait choisi pour gendre (...) le Comte de Gercourt", la "fureur" de devenir parente, le
sentiment de supériorité qu'elle éprouve face à un "monstre" qu'est, selon ses dires, le Vicomte de Valmont ou encore le plaisir que lui procure l'idée même de nuire... Nous reviendrons
ultérieurement sur ce sentiment. La lettre paraît ainsi un miroir dans lequel se définissent le visage et la nature d'une aristocrate de la fin du XVIIIe siècle incarnée dans le roman par le
personnage de cette marquise.
Issu de la petite noblesse, pauvre et vertueux, Pierre Choderlos de Laclos porte ainsi un regard accusateur sur la grande aristocratie qui, à la veille de la Révolution, détient encore tous les
privilèges qu'elle transmet héréditairement alors que ses faits et gestes sont assez souvent teintés d'un amoralisme contraire à l'exemplum virtutis. L'Histoire nous enseigne en effet,
qu'en ce siècle de raison, les moeurs aristocratiques illustrent une certaine décadence. C'est donc au travers des propos même de son personnage de la Marquise que l'auteur entend ici souligner
ce qui caractérise la classe dominante de l'Ancien Régime. Et quoi de plus réaliste encore que de peindre ces particularités sociales sous les traits de caractère de Madame de Merteuil livrés par
sa propre correspondance.
Au quasi sommet de la hiérarchie sociale, la Marquise de Merteuil se complait à rappeler sa place et son rang à son interlocuteur, d'autant plus que la conception du projet émane d'elle. Il n'est
donc pas étonnant qu'une distanciation s'impose entre elle et le Vicomte dans l'utilisation d'hyperboles et de dépréciatifs : elle est celle à qui "est venue une excellente idée" et qui a
"besoin" de lui. Valmont est alors le moyen, l'objet nécessaire à la réalisation du génial dessein de la Marquise. Il n'est d'ailleurs pas le seul à être réifié : la fille de Volanges est
désignée avec commisération par le pronom démonstratif "cela". Par son statut et son titre, il apparaît évidemment pour la Marquise d'exiger le service immédiat d'autrui - "vous devriez
venir avec empressement", écrit-elle - et d'apprécier, telle une suzeraine auto-qualifiée d'une "excessive indulgence" et de "bonté", le Vicomte "prendre (s)es ordres à genoux", la
"remercier" et lui "obéir".
Outre les hyperboles et les dépréciatifs relevant à la fois du vocabulaire de la Marquise et du jargon à la mode, le libertinage de moeurs est aussi ce qui caractérise la Marquise et une bonne
partie de l'aristocratie de cette fin du XVIIIe siècle. Accusant de "ridicules" les "éducations cloîtrées" des jeunes filles pourtant de bonne famille ainsi que les préjugés qu'ont certains
hommes de haut rang quant à la couleur des cheveux des femmes, la Marquise de Merteuil défend l'entière liberté sexuelle et prône l'adultère comme principe de vie. Cette idée du plaisir de la
chair transparaît au travers de la polysémie et des extensions de sens des mots employés tels que "abusez" et "bonté" dans la phrase "vous abusez de mes bontés, même depuis que vous n'en usez
plus", qui renseigne aussi sur l'étroite relation qui unissait jadis la Marquise au Vicomte. Mieux encore, ce sont la beauté physique, la jeunesse, la virginité (retenons la métaphore du "bouton
de rose") et le "regard langoureux qui promet beaucoup" qui retiennent l'attention de la Marquise dans sa description de la fille de Madame de Volanges que cette dernière désire marier
prochainement.
Militaire à la carrière honorable, Pierre Choderlos de Laclos voit dans l'aristocratie un obstacle à son avancement et à l'éthique universelle qu'il n'hésite pas à dépeindre dans ses Liaisons
dangereuses. Plus encore que les manières et le vocabulaire de la classe dominante de son époque, c'est la volonté de nuire et l'esprit de vengeance que souligne Laclos dans cette lettre de
la Marquise de Merteuil. En effet, il s'agit bien pour cette dernière de ruiner la réputation de deux jeunes gens que sont Cécile de Volanges et son futur époux, le Comte de Gercourt. C'est
pourquoi, elle sollicite la complicité du Vicomte de Valmont pour parvenir à ses fins.
Certaines analepses que nous avions déjà relevées plus haut et d'autres prolepses telles que "nous nous amuserions le lendemain" nous permettent de saisir toute la trame de l'oeuvre de Laclos
ainsi que les raisons et les résultats escomptés du terrible projet de la Marquise. Celle-ci demande à son ancien amant Valmont, à qui la lie une étroite relation libertine, de séduire Cécile de
Volanges, fiancée d'un fat dont elle désire se venger. Pour obtenir le soutien et l'accord de Valmont, elle marque dans sa lettre son insistance à lui faire jouer le rôle d'un personnage de roman
: tel un héros romanesque, Valmont servirait "l'amour et la vengeance" en séduisant "l'héroïne" qu'est la fille de Volanges. Par ailleurs, toute la lettre fait référence à ce genre littéraire
puisque le champ lexical de l'écriture couvre la quasi-totalité des paragraphes ("mémoires", "imprimés", "écrire", "fable", "nouveau roman"). La complicité Merteuil-Valmont s'accompagne donc
d'une théâtralité, d'une certaine mise en scène de leur vie.
Evidemment, les actions attendues par la Marquise ne correspondent pas à celles que l'on pourrait lire dans un roman d'amour ou dans un roman d'apprentissage. En vraie libertine, Madame de
Merteuil conserve "l'espoir de (se) venger" en amenant, par l'entremise de Valmont, la jeune et innocente fille de Volanges à l'adultère et en ridiculisant le Comte de Gercourt. Non seulement
elle "s'apaise" à l'idée de venger de Gercourt, qui l'a éconduite en ayant une aventure avec une intendante, mais elle se réjouit aussi du "malheur" qu'elle causera en sachant Gercourt trahi par
sa future épouse. De plus, elle ne sera pas seule à se dédommager : en impliquant Valmont dans cette entreprise, ils se vengeront tous deux - l'intendante était la maîtresse du Vicomte - et
pourront jouir ensemble de cette infortune, comme en témoigne l'emploi de la deuxième personne du pluriel dans "Comme nous nous amuserions le lendemain".
La complicité Merteuil-Valmont repose enfin sur l'alliance du mal et de l'intelligence. En effet, la volonté de nuire s'appuie sur une stratégie, ou plutôt sur un emboîtement de stratagèmes.
Parce que trahie par son ancien amant Gercourt, la Marquise de Merteuil veut mettre à profit trois évidences qui auront pour conséquence l'exécution de ses intentions. Primo, la dernière
maîtresse de Valmont l'a trompé avec le même Gercourt : Valmont ne pourra donc "pardonner cette aventure". Secundo, Gercourt va épouser la "petite Volanges" parce que, selon ses préjugés, il
la croit prude comme toutes les autres blondes : "il se vantera" donc de la retenue de sa femme. Tertio, la naïveté (elle sort du couvent), la jeunesse et la beauté de Cécile de
Volanges ainsi que sa présence chez la Marquise pour le souper du lendemain ne pourront laisser indifférent le Vicomte de Valmont également convié. L'union entre la volonté de
puissance de la Marquise et le désir sensuel du Vicomte aboutira à leur reconnaissance conjointe dans le milieu libertin et à la vengeance tant espérée : parce que "sot", le Comte de Gercourt
sera, à son insu, "la fable de Paris" !
En recourant au genre épistolaire, Pierre Choderlos de Laclos offre au roman une dimension nouvelle. Soucieux d'inscrire son oeuvre dans une veine réaliste et contestataire sans pour autant viser
quiconque en particulier, il parvient à brosser une satire des moeurs libertines de l'aristocratie de son époque et à orienter ses Liaisons dangereuses vers une réflexion cynique sur la
société pré-révolutionaire. Nous comprenons dès lors la violence des critiques portées contre l'auteur dès la parution de son unique roman. Néanmoins, Laclos était convaincu de l'utilité morale
de son livre comme l'atteste sa préface : "C'est rendre un service aux moeurs, que de dévoiler les moyens qu'emploient ceux qui en ont de mauvaises pour corrompre ceux qui en ont de bonnes." La
situation finale du roman montrera effectivement le danger des liaisons" puisque le Vicomte de Valmont sera asassiné et la Marquise de Merteuil connaîtra le déshonneur, la maladie et la
fuite.
M. G. 2008-2009.