Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

La chanson de l'échanson

Publié le par MG

Theodoor Rombouts, L'Echanson - Allégorie de la Tempérance, ca 1625-1632, huile sur papier marouflé sur toile, MUba Eugène Leroy, Tourcoing.

Theodoor Rombouts, L'Echanson - Allégorie de la Tempérance, ca 1625-1632, huile sur papier marouflé sur toile, MUba Eugène Leroy, Tourcoing.

Sans la quitter des yeux, il versa de la main gauche le contenu d'une aiguière dans un large verre qu'il tenait de l'autre main. Le pourpoint de couleur aubergine légèrement défait laissait apparaître quelques détails de son torse. Il souriait pour une raison que lui seul connaissait. Il souriait déraisonnablement en l'occasion des absences de regards, du vide qu'affichait la société devant lui mais dans laquelle résonnaient ses envies, ses plaisirs et maintenant son désir. Le jet de vin qui s'écoulait de l'aiguière trouvait aussi un écho dans l'inclination que ne manquait d'adresser fragilement la maladroite infante.

 

La lumière émanait d'une source éloignée, indéterminée et caressait la scène. Les visages grotesques s'affadissaient. Et les échanges que tenait l'assistance, d'abord assourdissants, s'étouffaient. Il lui fallait accomplir le service attendu car ce grand monde méritait tous ses soins. Entre les grandes manières, il remplissait, de verre en verre, langoureusement, vides et interstices qui déchaînaient l'assemblée. L'on riait pour tout ; l'on pleurait pour rien. Les conversations rebondissaient sur tout sujet et sur chaque nouvelle, avec fous rires, sans compassion ni constance. Dans telle église, les prières sont univoques.

 

Il connaissait si bien ces confréries qu'il progressait avec pitié vers sa piétà. Et, quand il fut presque à sa hauteur, après avoir partagé les dissociations, il s'adressa enfin à la puînée en soulignant que l'ordre serait charmant. Car en ces termes, il éclairait l'obscurantisme d'une nation en puissance, le pensait-il sur le moment. Regrettait-elle aussi de n'avoir pu dominer quand son regard eut croisé le sien ? Il arrive que de grands intérêts appellent à conquérir les cœurs et à dessiner les destins. Il était certain qu'il n'y avait plus en ce monde de pays, d'endroit, de lieu, de maison ou de jardin qui aurait permis d'oublier les pensées qui embrasaient les esprits.

 

Fallut-il mettre de l'eau dans son vin ? Tandis qu'il entonna une ritournelle, la demoiselle modéra ses manières - car la pudeur interdisait de provoquer quelques caresses pourtant agréables de recevoir - et modula le ton de sa voix qui accompagnait la chanson en resserrant ses lèvres sur l'instrument qu'elle mettait maintenant à nu. Les mains soulevaient mignardement les notes basses ; la bouche maintenait la cadence. Enflammé de chaleur, la peau d'une couleur cramoisie, ce que laissait paraître l'échanson sous la serviette blanche qui pendait autour de son bras délectait pleinement la vue de la musicienne.

 

S'il n'était point coutume que l'on chantât en telle affaire, l'air ne troublait nullement les convives s'enivrant de paraboles et de serments. La jeune croque-notes continuait de jouer avec en train de l'organe et le vocaliste se pâmait d'aise sur les refrains qu'il enchaînait. Le concert n'épargna aucune partie, pas mêmes les timbales sur lesquelles glissaient toujours au bon moment et avec habileté les doigts de la duettiste. Les poumons enflés et les lèvres écrasées, la mélomane sentit enfin vibrer les dernières mesures. Cette nuance indiqua l'intensité du moment, restitua la dynamique de l'interprétation et marqua le crescendo final. L'échanson allait bientôt reprendre le service en déversant une liqueur blanchâtre.

 

MG - 3 mars 2015.

Commenter cet article