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Edouard-Joseph Boldoduc, La Démence d’Haydée, seconde moitié du XIXe siècle, lithographie d’après Charles-Louis Müller

Publié le par MG

Edouard-Joseph Boldoduc, "La Démence d’Haydée", seconde moitié du XIXe siècle, lithographie 50 x 60 cm d’après Charles-Louis Müller, coll. particulière Aniche.

Edouard-Joseph Boldoduc, "La Démence d’Haydée", seconde moitié du XIXe siècle, lithographie 50 x 60 cm d’après Charles-Louis Müller, coll. particulière Aniche.

« Soudain les doigts pâles et grêlés d’Haydée battirent la mesure contre la muraille. Le harpiste changea de sujet et chanta l’amour : ce mot ébranla cruellement sa mémoire : dans le rêve d’un instant elle vit ce qu’elle fut naguère, ce qu’elle était à présent. » Lord Byron (1788-1824), Don Juan, chap. IV, 1819-1824.

 

Quelques jours après la sanglante Révolution de Février, qui proclama la naissance de la IIe République, le Salon de peinture et de sculpture ouvrait ses portes au public pour présenter plus de 5000 ouvrages. Si l’abolition du jury de sélection permit une telle concentration d’oeuvres d’art, elle suscita néanmoins quelques polémiques. Pour le critique F. de Lagenevais – de son vrai nom Henri Blaze de Bury (1813-1888) -, « cette sorte de franchise illimitée accordée à l’art ne lui est pas favorable ; l’ordre qu’ont apporté dans ce chaos la direction des musées et le jury de classement nommé par les artistes a sans doute pour effet d’épargner au public quelques fatigues, il ne peut rendre supportable ce qui est mauvais, et, il faut en convenir, quelque douloureux que puisse être cet aveu pour notre amour-propre national, le mauvais surabonde, la médiocrité déborde ; les artistes éminents sont peu nombreux. »1 Mais pour l’écrivain Théophile Gautier (1811-1872), si une dynastie venait d’être renversée, « l’art n’en subsiste pas moins. L’art est éternel parce qu’il est humain ; les formes de gouvernement se succèdent et il se maintient. »2

Parmi les peintures données à voir dès ce 15 mars 1848, un sujet difficile de lecture pour ceux qui méconnaissent l’épisode des amours de Don Juan et de la fille de Lambros relaté par Lord Byron (1788-1824), reçut les éloges de l’ensemble de la critique : La Folie d’Haydée. Peinte par Charles-Louis Müller (1815-1892), ancien élève de Gros (1771-1835) et de Cogniet (1794-1880), cette huile sur toile de 206 x 260 centimètres aujourd’hui conservée au Palais des Beaux-Arts de Lille surprit tant par les effets de contrastes que par la subtilité du coloris. Pour de Lagenevais, « Müller aime la peinture pour elle-même, comme certains poètes n’aiment la poésie que pour le rythme, s’inquiétant peu du choix du sujet et de la manière de le traiter, pourvu qu’ils trouvent dans ce sujet un prétexte à l’harmonie. Il ne diffère de ces poètes que par l’instrument : ils chantent, lui peint. »3

Traits immobiles, regard vide, tête appuyée contre une paroi de marbre, la belle Grecque Haydée est montrée sombrant dans la démence après que son père, le chef pirate Lambros, a vendu son amant Don Juan comme esclave à Gulbeyaz, femme du sultan de Constantinople. Ni la tentative de Lambros de la ramener à la raison, ni la musique pratiquée par le harpiste pour la sortir de son désespoir ne parviennent à guérir la jeune fille au teint d’albâtre. Sa douleur est renforcée par la désolation et les pleurs des compagnes situées au second plan, que ne peuvent contenir leurs mains couvrant leur visage. Outre la remarquable retranscription des traits de caractère des personnages, l’artiste a su rendre avec précision pelisse, yatagan, ceinture de cachemire, vestes brodées d’argent et d’or, étoffes et coussins du divan.

Charles-Louis Müller, La Folie d'Haydée, 1848, huile sur toile, 206 x 260 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille.

Charles-Louis Müller, La Folie d'Haydée, 1848, huile sur toile, 206 x 260 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille.

Cette composition orientalisante pleinement maîtrisée offrant à l’héroïne les caractéristiques décrites par Byron4, à savoir les cheveux noirs, le visage laiteux et le costume traditionnel grec, nous est récemment revenue en mémoire grâce à une gravure retrouvée à Abscon (59215) lors d’un vide-grenier et réalisée par l’aquarelliste, dessinateur et lithographe Edouard-Joseph Boldoduc (1823-1902). L’expérience de celui-ci se lisait au travers des cartes et des illustrations dues à son crayon ou à sa plume éditées par l’imprimerie lilloise Boldoduc Frères sise 202 rue Solférino. Il s’était aussi distingué en illustrant le recueil Chansons et Pasquilles lilloises (1856) d’Alexandre Desrousseaux (1820-1892), célèbre auteur de L’Canchon Dormoire (« La Berceuse ») communément appelée Le P’Tit Quinquin (« Le Petit Enfant »), hymne officieux de la ville de Lille, dont l’air est sonné toutes les heures par le carillon du beffroi de la Chambre de Commerce de la capitale des Flandres.

Le sujet littéraire, le style à la croisée du néo-classicisme et du romantisme ainsi que la rigueur de l’agencement des protagonistes dans un décor ouvert par un arc outrepassé du tableau de Muller encensé par la critique ne pouvaient laisser indifférent le prodigieux graveur que fut Boldoduc. Né le 5 mars 1823 à Abscon, son aptitude pour le dessin avait été rapidement repérée par son instituteur. A 11 ans, Edouard-Joseph Boldoduc copiait à la craie le profil de Louis XVI observable sur les monnaies de cuivre de l’époque5. Sa dextérité lui permit d’entrer dès le 1er novembre 1838 dans l’atelier lithographique de Félix Robaut (1799-1880) situé à Douai (59178). Reçu à l’école académique de la cité de Gayant, il réalisa de nombreuses planches retraçant des épisodes historiques et humoristiques de la chronique du Douaisis ainsi que des cartes et plans topographiques.

Honoré de plusieurs prix et rencontrant un certain succès, Edouard Boldoduc quitta Douai en novembre 1852 pour ouvrir avec son frère Pierre une imprimerie lithographique à Lille qui lui permit de diffuser un très grand nombre de dessins comme La Procession séculaire de Notre-Dame-de-la-Treille (1853) et La Procession de Douai (1854), des illustrations des histoires de Bondues, Tourcoing, d’Haubourdin ou de L’Erection d’un Calvaire à Abscon, des recueils de chansons, des aquarelles telle La Démolition de la Porte de la Barre présentée au Salon de Lille de 1866 et des reproductions d’oeuvres à succès comme La Démence d’Haydée. En 1871, il reprit à son seul compte l’imprimerie Boldoduc Frères avant de s’éteindre à Lille le 3 avril 1902.

Carte postale représentant "La Folie d'Haydée" de Charles-Louis Müller, datant de 1905 environ et envoyée de Trélon (59601) le 24 novembre 1908.Carte postale représentant "La Folie d'Haydée" de Charles-Louis Müller, datant de 1905 environ et envoyée de Trélon (59601) le 24 novembre 1908.

Carte postale représentant "La Folie d'Haydée" de Charles-Louis Müller, datant de 1905 environ et envoyée de Trélon (59601) le 24 novembre 1908.

C’est par inadvertance que nous sommes tombés ce printemps 2022, à Abscon chez la famille Boldoduc, sur cette impressionnante lithographie d’environ 50 x 60 cm reprenant avec un très grand sens du détail et une pleine maîtrise du trait, la Folie d’Haydée peinte par Müller et rebaptisée La Démence d’Haydée. Conservée en très bon état dans son cadre d’époque, cette représentation d’une folle passion témoigne de l’engouement du public du milieu du XIXe siècle pour les décors et les personnages d’Orient même lorsque le sujet reste peu compréhensible pour qui n’a jamais lu les 17 chants de Lord Byron narrant les péripéties du jeune voyageur Espagnol Don Juan.

 

1. F. de Lagenevais, Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 22, 1848 (p. 282-299).

2. Théophile Gautier, Salon de 1848 in La Presse, avril 1848.

3. F. de Lagenevais, Revue des Deux Mondes, période initiale, tome 22, 1848 (p. 282-299).

4. Lord Byron, Don Juan, Chant IV, 1819-1824.

5. Hippolyte Verly, Essai de biographie lilloise contemporaine 1800-1869, Leleu Librairie, 11 rue du Curé-Saint-Etienne, Lille, 1869.

 

Texte et photos : MG – 21 décembre 2022.

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