Soir d'été
Bien que ses yeux commençassent à s'affaiblir, Timothée n'éprouvait nulle envie de dormir. Et comme après chaque lecture vespérale, il décida de prendre l'air car cela ne pouvait lui procurer que le plus grand bien et lui "ouvrir l'appétit du sommeil", se le répétait-il si souvent.
Lorsqu'il arriva sur le seuil, une sensation inconnue l'envoûta : il ne put la contenir. Devant lui s'étalait un liquide céleste aussi translucide qu'une rivière. Au centre y baignait un jaune d'oeuf si doré qu'il en dégradait le halo. La lumière, pourtant si faible, parvenait à éclairer le petit monde terrestre. De grands ifs se découpaient sur l'horizon et, leurs plus hautes branches comme leurs plus touffues filtraient étrangement la luminosité lunaire plongeant certains recoins dans l'obscurité la plus ténébreuse.
Quoiqu'il n'eût point le moindre souffle, l'atmosphère semblait rafraîchissante. Timothée en humait l'odeur suave jusqu'au plus profond de son âme vieillissante. Il était un homme grand, très élégant à une certaine époque. Mais aujourd'hui, les plis de son visage ne rappelaient que la terre sèche d'une région désertique qu'il avait trop longtemps foulée. Soudain une caresse délicate parcourut le dos provoquant quelques légers frissons. Timothée prit en conséquence un air hébété et des réminiscences exaltèrent son esprit. Le parfum qui s'exhalait, le ciel qui se liquéfiait, chaque arbre, chaque buisson lui rappelait une jeunesse révolue, un passé qu'il croyait si lointain mais qui revint d'abord par bribes, puis complètement. La grande plaine qui s'offrait à lui ce soir d'été n'était en aucun détail différente de sa toundra d'antan. C'est alors qu'il comprit...
Il comprit que les sensations qui l'assaillaient ne pouvaient émerveiller que les poètes, hommes sans âge et que lui-même, vieillard écrasé de souvenirs, devenait à son insu une âme des plus sensibles, imprégnée d'impressions. Son histoire lui revenait maintenant si clairement qu'il en oublia le temps. Seul, planté sur l'herbe humide et odorante, il pleurait. Tant l'émotion fut vive et spontanée qu'il demeura, la nuit entière, pétrifié, revisitant le passé, son vécu.
Texte et photo : M.G., 10 juillet 1987. En hommage à mon arrière-grand-père.