Arthur Rimbaud, Le Dormeur du Val
C'est un trou de verdure où chante une rivière,
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au coté droit.
Ce sonnet apparemment classique composé par Arthur Rimbaud (1854-1891)
décrit le cadre enchanteur d'un "petit val". Pourtant, dans ce lieu magique, un jeune soldat, presque enfant, vient d'être assassiné. Le poète joue sur le contraste entre la beauté et la
sauvagerie. Il adopte toutefois une attitude originale car il n'apparaît aucune indignation dans son poème, et le conflit franco-prussien de 1870 prend alors une valeur intemporelle.
Il s'agit donc ici d'un poème mystérieux où le poète joue de l'ambiguïté de la Nature. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à la manière subtile dont le poème est orienté vers
la révélation finale, puis nous montrerons l'ambiguïté de la mère Nature ; enfin, nous tenterons d'expliquer pourquoi la voix du poète se couvre d'un voile de pudeur pour mieux indiquer la
souffrance de Rimbaud.
1. Un poème construit comme une énigme :
a. Les indices :
Nous remarquons, dans la phrase qui couvre tout le
second quatrain, que le verbe "dort" se trouve séparé du sujet par une série d'appositions qui évoque l'attitude passive du jeune homme. Ce verbe "dort" est également mis en valeur par le procédé
du rejet. Le poète insiste sur ce sommeil en répétant ce verbe dans le dernier tercet avec des précisions de plus en plus inquiétantes.
b. Un dévoilement progressif :
Rimbaud ne se contente pas de parsemer son poème
d'indices inquiétants, il emploie également un langage à double sens où le sommeil évoque la mort : "la nue" vient du latin nubes qui signifie "voile de tristesse" et les "glaïeuls",
fleurs remarquables par la beauté de ses teintes, sont ici piétinés. Le jeu des couleurs dans le vers "Pâle dans son lit vert où la lumière pleut." est également porteur d'un
message sinistre. Nous comprenons maintenant l'insistance sur l'attitude du jeune dormeur.
c. Du sonnet à la tragédie :
La tragédie repose sur une conception de la fatalité. Elle
se décompose en trois parties : l'exposition, le noeud de l'action et le dénouement. Ce poème est construit comme une tragédie. L'exposition correspond à la description de la nature inanimée. La
description du jeune soldat correspond au noeud du drame et le dernier vers du sonnet, à la conclusion tragique. Autrefois, le sonnet était réservé au thème de l'amour, ici, il est le cadre d'un
drame.
2. L'ambiguïté de la Nature :
a. Un paysage impressionniste et synesthésique :
Le poète procède par
petites touches de couleur ("argent", "bleu", "vert"...) et accorde, dès le premier quatrain, une importance à la lumière ("mousse de rayons"). La nature est suggérée plutôt que décrite ("trou de
verdure") et le décor paraît presque immatériel. Ce paysage convoque presque tous les sens : la vue avec les couleurs, le toucher avec les adjectifs "frais", "froid", l'ouie avec
"tranquille" et l'odorat par le substantif "parfums".
b. Une nature qui se métamorphose :
Pour évoquer l'ambiguïté de la nature, Rimbaud utilise une personnification ("la montagne fière") et des métaphores ("haillons d'argent"). Ces métaphores suggèrent ainsi une inquiétante
métamorphose de la matière ("lit vert"). La lumière impalpable devient alors solide ("mousse de rayons", "lumière pleut"). Le participe présent "baignant" donne une impression d'immersion : le
végétal se transforme en élément liquide. Enfin, la coupe enjambante et l'assonance en ("l") au vers 8 produit un rythme fluide.
c. La nature : mère et lit de mort :
Le rôle macabre de la nature est évoquée dans le vers "pâle dans son lit vert où la lumière pleut." L'homophonie entre "pleut" et "pleure" marque l'idée d'un deuil mené par la Nature.
Nous avons l'impression que la Nature déploie ses plus beaux atouts pour bercer l'enfant mort. Rimbaud donne ici une dimension humaine et touchante au thème de la mère Nature datant du XVIe
siècle. Le jeune soldat est comparé à un "enfant malade".
3. La pudeur et la révolte du poète :
a. L'effacement du poète :
Nous sommes frappés par la discrétion et l'effacement du poète. Au premier quatrain, le poète semble disparaître derrière la description de la nature. Une seule fois nous entendons sa voix :
"Nature, berce l'eau chaudement". Dans ce premier tercet, le poète retrouve le rôle d'intercesseur entre les hommes et les dieux antiques. Fidèle à la tradition classique, Rimbaud
implore la Nature élevée au rang de divinité de prendre soin du jeune homme.
b. La révolte du poète :
Le poète n'exprime pas personnellement sa colère. Il met
cependant l'accent sur la jeunesse du soldat par plusieurs procédés. Dans l'expression "un soldat jeune", nous constatons l'expressivité de la post-position de l'adjectif "jeune". La
comparaison "souriant comme souriait un enfant malade" accentue la jeunesse du soldat et, par conséquent, la monstruosité du crime. Le sourire d'un enfant malade est empreint de tristesse. La
litote "poitrine tranquille" joue également son rôle. Rimbaud s'arrête sur un ultime et macabre détail coloré ("trous rouges") pour annoncer la mort.
Ce sonnet composé à seize ans par Rimbaud est à la fois minutieusement construit et émouvant parce qu'il repose sur la forme classique du sonnet avec une chute conforme à la règle
traditionnelle tout en étant réactualisé (les rimes constituées par les homonymes "nue" et "nue" ; l'indignation sous-entendue du poète). Une telle poésie a valeur de polémique. En dépasant le
cadre strict du conflit franco-prussien, en évitant toute allusion historique précise, Rimbaud donne à son sonnet une valeur intemporelle qui annonce les écrits du voyant.
MG 10 mars 2009.