Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Babel renaissante

Publié le par MG

 Pieter Brueghel l'Ancien, "La Tour de Babel", 1563, huile sur panneau, 114 x 155 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche.

Pieter Brueghel l'Ancien, "La Tour de Babel", 1563, huile sur panneau, 114 x 155 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche.

L'image mentale que nous nous faisons aujourd'hui de la tour de Babel découle indéniablement des représentations picturales d'un épisode biblique évoqué dans le chapitre XI de la Genèse qui allaient s'épanouir dans les Flandres à partir de la seconde moitié du XVIe siècle et, plus particulièrement des trois tableaux que réalisa Pieter Brueghel (1525-1569) à la fin de sa vie. En effet, si l'archéologie nous révèle qu'au coeur de la cité babylonnienne située dans l'actuel Iraq, agrandie et embellie par le roi Nabuchodonosor II entre le VIIe et le VIe siècle avant notre ère, se dressait une impressionnante ziggurat à base carrée élevée par degrés sur près de cent mètres, les artistes de la Renaissance, férus d'Antiquité, ont peint une tour cylindrique étagée inspirée du Colisée romain et de la description que fit vers - 460 Hérodote dans ses Histoires. Brueghel l'Ancien, Hans Bol (1534-1593), Hendrick Van Cleef (1525-1589), Lucas van Valckenborch (1535-1597), Tobias Verhaecht (1561-1631)... tous ont légué à l'histoire de l'art et inscrit dans notre mémoire un paysage local d'époque dans lequel culmine un édifice à galeries superposées de manière hélicoïdale.

BABEL 8

Cette fascination pour ce temple sacré babylonnien dédié à Marduk - dieu suprème du panthéon mésopotamien – et confondu dans la Bible avec la cité qu'auraient bâtie les descendants de Noé après le Déluge sur une plaine dans le pays de Shinéar apparaissait déjà dans l'art médiéval. Nombre de miniatures, d'enluminures, de fresques et de chapiteaux ayant traversé le temps nous montrent le motif de l'édification d'une tour destinée à atteindre les cieux. Les images réalisées jusqu'au XIVe siècle associaient souvent la tour de Babel à l'arche de Noé, valorisant ainsi le travail des hommes, reflétant alors les grands chantiers d'époque au travers de l'illustration des différentes techniques de construction et de l'organisation du travail (outils, systèmes de levage...). Progressivement, les représentations jusqu'alors miroir de la floraison gothique allaient insister sur la dangerosité d'une entreprise humaine trop ambitieuse, trop orgeilleuse et souligner la tension entre ce qui relève de la difficulté du projet et ce qui émane du pouvoir des grands bâtisseurs. A la fin du XVe siècle, les images de la construction de la tour de Babel préfiguraient ou s'opposaient d'abord à celles de la Crucifixion puis de la Pentecôte.

BABEL 9

Dès lors, peut-on lire dans l'art occidental renaissant traitant du mythe de Babel l'antinomie que soulève l'association entre l'érection de la tour que la confusion des langues ne permettrait d'atteindre le ciel et la Jérusalem céleste qu'évoquaient les apôtres dispersés sur toutes les terres connues. Cette idée d'une diaspora issue d'un multilinguisme ordonné par Dieu est à mettre en parallèle avec la séparation religieuse qui découla de la traduction de la Bible en langue vulguaire dans les nations de l'Europe du Nord. Pieter Brueghel, le premier, traduisit dans ses tableaux le génie d'un peuple au travers d'un fourmillement de personnages bâtisseurs désireux de mettre fin à l'hégémonie du latin comme langue unificatrice. Bien qu'inachevée et menacée par quelques nuages, la gigantesque tour de Babel qui jaillit des paysages flamands dans cette seconde moitié du XVIe siècle porte ainsi atteinte à la décision divine et, symboliquement, à la Rome pontificale, Babylone biblique, que les étapes successives de reconstruction, d'agrandissement et d'embellissement de la basilique Saint-Pierre confirmaient aux yeux des protestants l'indétermination entre ce qui relève des pouvoirs temporel et spirituel.

BABEL 91

Aucun miracle ne transparaît donc dans l'oeuvre de ces paysagistes flamands ; seule se dessine en filigrane la volonté d'exalter une nouvelle foi et de dénoncer l'amour de soi. Toutefois, la charge émotive qui se dégage de l'image de ces tours en partie éventrées, toujours inachevées et souvent exposées au regard d'un monarque – les exégètes y verront les traits de Nemrod, roi de Babel et arrière-petit-fils de Noé – n'est pas non plus sans rappeler le contexte politique des provinces des Pays-Bas alors soumises tant bien que mal à la domination de la couronne de Philippe II d'Espagne (1527-1598) : en ce sens, la tour annonce l'échec de cet impérialisme. Quoi qu'il en soit, ces colossales architectures cylindriques dépeintes avec la plus vertigineuse minutie et rendues de manière réaliste par le biais d'une audacieuse perspective linéaire prennent racine sur le bord d'un cours d'eau où s'activent moult bateliers, manouvriers et négociants à l'instar de ces villes portuaires septentrionales telles Anvers ou Rotterdam dans lesquelles transitaient des commerçants venus des quatre coins de l'Europe. La sensibilité moderne de ces paysages panoramiques au rendu vif et naturel au centre desquels domine l'allégorie de la civilisation demeure plus que jamais d'actualité.

 

MG - 25 août 2012. Extrait du cahier pédagogique "Fables du paysage flamand - Bosch, Brueghel, Bles, Bril", Palais des Beaux-Arts, Lille.

 

Illustrations de haut en bas :

- Pieter Brueghel l'Ancien, La Tour de Babel, 1563, huile sur panneau, 114 x 155 cm, Kunsthistorisches Museum, Vienne, Autriche.

- Construction de la tour de Babel, fresque de la voûte de la nef de Saint-Savin-sur-Gartempe, XII-XIIIe siècle.

- Hendrick Van Cleef, La Tour de Babel, seconde moitié du XVIe siècle, huile sur cuivre, 42 x 55 cm, Fondation Custodia, Institut néerlandais, Paris.

- Lucas van Valckenborch, La Tour de Babel, 1595, huile sur bois, 42 x 68 cm, Mittelrhein Museum, Coblence, Allemagne.

 

Lire aussi :

- Lucas van Valckenborch, La Tour de Babel ;

- Hendrick III van Cleef, La Tour de Babel ;

-  Babel moderne.

 

 

 

 

 

 

 

Commenter cet article
M
<br /> Bonjour Nadège,<br /> <br /> <br /> Les vacances furent-elles bonnes ?<br /> <br /> <br /> Je suis ravi de ton passage sur mon site. Nous gardons cette habitude de consulter, chacun notre tour et dans notre coin, silencieusement, ce que l'autre produit.<br /> <br /> <br /> Les textes que tu mentionnes seront prochainement diffusés aux enseignants désireux d'exploiter l'exposition automnale du Palais des Beaux-Arts de Lille.<br /> <br /> <br /> Avec toute mon amitié,<br /> <br /> <br /> M.<br />
Répondre
N
<br /> Très intéressants ces textes sur Babel, merci !<br />
Répondre