Gronoff, monotypes et peintures
C'est cela, exprimer ce que l'on ressent. Voilà le combat qu'il faut mener. Rien d'autre ; le reste n'est que
radotage. Toutes ces histoires de technique, d'études, de talent, Dieu ! si les grands savaient un jour ressentir véritablement, de façon purement sensuelle et instinctive, jusqu'à oublier qu'ils
tiennent à la main un pinceau ou un crayon.
Ernst Ludwig Kirchner (1880-1938)
Les artistes du XXe siècle nous ont souvent montré que l’on peut prendre bien des libertés quant à la
représentation des objets et les objets eux-mêmes - ici le portrait et le nu - peuvent s’incarner sous des tours surprenants. Tout est possible pour exécuter un visage ou un corps, sauf peut-être
de fixer un regard objectif. Gronoff ne peint pas pour restituer de l’identique, ni même pour offrir une quelconque plénitude du sujet à représenter. Au contraire, elle s’empare du modèle
avec une rare violence. A la fois carrefour de tensions et de ruptures, ses figures sont dramatiques et évoquent l’abandon, la souffrance, la
folie…
Des visages promptement esquissés à
l’aboutissement des monotypes et des peintures, la figure chez Gronoff apparaît souvent esseulée et décentrée dans l’espace de la représentation. Très grande dans la page, elle se détache avec
force sur un fond abstrait qu’un peu de couleurs anime. A défaut de composer, l’artiste inscrit instinctivement son modèle dans les marges du support. Parfois, Gronoff le circonscrit de
force dans les angles. En découle une première violence. Les vides qu’occasionne le décentrement se font davantage agressifs qu’ils accroissent le malaise provoqué par les déformations des
sujets.
Gronoff sait que l’être est fragile, et plus encore dans sa nudité. La vulnérabilité du sujet ne tient qu’à peu de choses et transparaît dans son regard et ses attitudes. Gronoff parvient aussi
bien à désorienter le spectateur qu’à désarmer son modèle au travers de positions insolites et d’un extrême dépouillement. Chaque membre allongé ou atrophié, chaque torse déployé ou bombé, chaque
cou étiré ou enflé participe à l’élasticité d’un corps dont l’anatomie la plus intime est affichée avec la plus grande indiscrétion. Les visages émaciés, lacérés, tantôt blafards, tantôt burinés,
souvent hagards, rarement assurés paraissent toujours surpris, effrayés, voire effrayants. Par leur charge expressive et charnelle, ils nous soumettent brutalement à la recherche d’une
vérité.
Cette quête s’appuie sur un graphisme d’une grande énergie et d’une spontanéité
remarquable. L’artiste procède, en effet, par stries successives pour ne saisir que l’évidence, l’essentiel. Sec et acéré, indécis ou accusé, très souvent ramifié, son trait renie toute anecdote
et tout superflu. Il se meut avec les surfaces et les volumes ; il précise les meurtrissures et souligne la douleur. La peau est alors une résultante. Diaphane, elle révèle la réserve
du support ; opaque, elle absorbe les macules des teintes avoisinantes. Dans tous les cas, l’apparence extérieure rejoint l’intériorité de l’être. Mais, paradoxalement, c’est par ce trait nerveux
et anguleux que se manifestent à la fois les profondeurs anatomiques du modèle et les affects du peintre.
Dans la lignée des artistes expressionnistes, Gronoff affirme sa prédilection pour une gamme chromatique réduite mais suffisamment capable d’atteindre un paroxysme d’expression, un ton
pathétique. Le recours quasi exclusif au noir et au rouge lui permet d’infliger au visage et au corps une brutalité certaine. Ces couleurs confèrent aussi un caractère morbide. Toutefois, il
serait réducteur de condenser l’œuvre dans une telle approche. Gronoff se préoccupe davantage de relier l’intime au dévoilé, l’enfoui au révélé, l’âme à l’organique. Les quelques rehauts de
jaune, de blanc ou de vert sont les derniers accents d’une indéniable révélation de la psyché.
La violence de Gronoff sur le corps comme sur le visage est multiple. En écorchant l’homme, elle traque l’individu au plus profond de son être. Elle ramène à la surface ce qui n’appartient qu’à
soi et expose frontalement, sans le moindre artifice, le familier, l’intime. Ces visages déformés, ces corps meurtris, durement incisés, couchés avec leurs propres tensions sur le support, sont
la résurgence des angoisses les plus enfouies. La remontée s’accompagne également d’une tentative pour l’artiste de surmonter ses émotions les plus intenses, ses accès les plus névrotiques.
Gronoff a, semble-t-il, trouvé dans la peinture un exutoire à ses souffrances.
MG, février 2002 - Plaquette et flyer de l'exposition Gronoff, du 13 avril au 1er juin 2002 in galerie Lasécu, Lille.
Photographies MG : Gronoff, monotypes, 2002 (illustration 2 : détail)