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L'intrigante invitée

Publié le par MG

2012.12.31 maison LILLE 998

Les convives finirent par traverser la grande galerie au plafond bas, fatigués des fastes et de leurs frasques. L'heure n'était plus à l'émerveillement. Titubant, la chemise par-dessus la culotte pour ces gentilshommes, le corset défait pour ces dames du monde, ils se laissaient guider par le majordome vers le hall d'entrée décoré de panneaux et de bannières de serpents sur un fond de vert aussi pâle que les mines déconfites qui défilaient maintenant devant le grand miroir. Peut-être percevait-on dans les boiseries davantage de veines que sur les corps flasques et blafards de ces jouisseurs soumis aux horreurs de la prodigalité.

 

Les derniers pas des valets affairés à débarrasser la table du banquet résonnaient encore dans la salle des pages attenante conduisant à la cuisine. Le silence régna enfin sous le dôme qui abritait un dragon argenté retenant entre ses griffes le chandelier central, long d'une dizaine de mètres. Les chinoiseries murales paraissaient inquiétantes aux lueurs qu'exhalaient six autres plus petits dragons au travers des abat-jour de verre en forme de lotus. Bien que dissimulés dans les décorations marron et dorées des dais, quelques bêtes fabuleuses se montraient momentanément menaçantes. Cependant, je posai mon séant sur l'un des fauteuils de bois ébonite aux motifs en laiton et en bois de citronnier pour mieux les épier.

 

Morphée aurait dû m'embrasser avant que mon attention s'arrêtât sur un détail des plus surprenants. Entre deux consoles dessertes laissées pour étaler avec soin la collection de vaisselle familiale, brillaient deux points fixes. Je m'approchai doucement, non sans crainte d'y trouver brisé à quelque endroit par l'un de mes régalés le courtisan chinois fait d'argile non cuit et peint d'époque Jiaqing que m'avait récemment offert Sire de Beaupré de retour d'Orient. Mais, n'avais-je point contourné la table, que jaillit de l'ombre une demoiselle à la chevelure d'Orion. Le regard profond pareil à celui des innocentes au sortir du couvent, la silhouette en sablier stoppa net sans raison son avancée. J'en fis de même, m'évertuant, toutefois, à deviner l'identité de cette intruse qui semblait tout ignorer de l'Empire du Milieu.

 

L'illusion fut de courte durée. Sans pour autant baisser les yeux, l'indiscrète laissa tomber son corsage offrant, à ma grande surprise, son entière nudité. L'assurance certaine qu'affichait la donzelle me troubla moins que son opulente poitrine. J'osai enfin, calmement, examiner la chose. Légèrement halées, les lèvres ne se distinguaient du reste du corps qu'en raison de leur proéminence. Mais, la fille lippue sans identité, ni origine, préféra retarder l'analyse préliminaire. Combien de temps avait-elle attendu confinée à l'abri de l'appétence de mes hôtes ? Comment avait-elle pu s'introduire au palais sans que personne ne l'infiltrât ? Promptement, elle dégagea ses pieds recouverts par les plis fins de sa robe au coloris sombre amoncelés sur le sol et se dirigea vers le salon de réception bleu.

 

Habituellement, les invités aimaient s'y retirer pour jouer ou déguster des liqueurs. La curiosité me guida pour traverser à mon tour la colonnade de fonte en palmier sous laquelle mon icône nue déambulait de plus en plus prestement. Le balancier de chair régulait ma démarche ; cette marche cadencée régalait déjà mon coucou. La volupté s'esquivant esquissait un grand huit. Les comptes seraient vite faits. Je pris donc au pied de la lettre le rythme de la balade en réglant mon pas sur le pas de cette passante si peu soucieuse et si peu probe sans sa robe. Bientôt, la désirable importune s'engouffra dans l'autre intérieur de mes plaisirs partagés, seconde extension du palais s'ajoutant à la salle des banquets, la salle de musique. S'il était difficile de m'y faire chanter, je contribuais chaque soir en ma personne et dans ce lieu aux divertissements de ma compagnie en l'entraînant dans des danses toujours plus enjouées.

 

Déconcertée par les dragons peints brandissant des toiles accrochées aux murs et ceux volants sculptés argentés et colorés qui soutenaient les tentures des fenêtres en satin, brodées de pompons dorés, l'Eve se trouva maintenant acculée contre l'orgue qui terminait la pièce. Ne pouvant reculer, elle acceptait de me voir me dévêtir sous l'énorme chandelier en forme de lotus suspendu à la coupole. La combinaison de chandelles et de lampes à huile procurait une lumière douce et chaude, légère et bigarrée, intime et exotique. Il m'aurait plu d'entendre Le Messie de Haendel retentir avec force et majesté en cet instant. L'ombre grandissante que dessinait ma stature recouvrit progressivement la jeune créature, qui d'une main apprivoisée accueillit ma turgide extrémité. Tel un général brandissant l'étendard, je fis signe de ralliement. La nature docile se courba, s'agenouilla et gouta du fruit juteux de l'entente.

 

S'il me reste en mémoire la saveur des entremets, le parfum suave qu'exhalaient les allées et venues, la chaleur contenue, les doux voyages rapportés de contrées vallonnées encore inexplorées et les variations de murmures et d'exclamations, j'ignore, aujourd'hui encore, le nom de cette intrigante mortelle qui me fit don de tant de merveilles que mon château ne sut abriter. Elle était partie sans que je m'en aperçusse au lever du soleil après avoir couché à même le tapis bleu tissé qui enveloppait le sol de la salle de musique. Je n'aurais dû la laisser là, devenue lascive. Je ne garderai donc du dernier moment de cette rencontre impromptue que ce regard à la fois insistant et inquiété sous lequel roulèrent les larmes blanches de ma dynastie projetées avec fébrilité et m'interrogerai toujours sur la considération de cette sidérante déconsidérée.

 

MG à NP– 19 février 2013.

 

 

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