Le portrait dans les collections du Palais des Beaux-Arts de Lille
Pratique spécifique autant qu'exercice spirituel, le portrait donne à voir plus qu'un visage car, s'il répond à une mise en scène, il révèle aussi l'expression intime du modèle et la personnalité de celui qui exécute l'image.
Présent dans l'art romain, le portrait ne réapparaît, dans les sociétés occidentales, qu'à la fin du Moyen-Age. Dès lors, sa fonction est principalement commémorative et religieuse. Orgueil de classe, prestige politique ou militaire, obéissance à Dieu, les raisons qu'a l'homme de conserver son souvenir ne se conjugue pas encore avec l'investigation psychologique. Le portrait restera d'ailleurs longtemps lié à la dignité de la personne. A partir de la Renaissance se pose la problématique de la ressemblance. Dans son célèbre traité Della Pictura (1535), le théoricien Leon Battista oppose, en effet, les exigences du beau au respect du modèle, les justes proportions au naturalisme sensible. Les artistes tentent alors de concilier l'idéal au réel. Cependant, au XVIIe siècle, le portrait est jugé inférieur à la peinture d'histoire en difficulté comme en dignité en ce sens qu'il demeure « la représentation faite d'une personne telle qu'elle est au naturel » (Antoine Furetière, Dictionnaire, 1690). Autrement dit, son objet se résume à l'individu esseulé ou en groupe dégagé de toute action. Ressemblant, certes, par définition – on peut fort bien n'avoir jamais vu le modèle -, le portrait ne fait qu'imiter la nature.
Quelle étrange concomitance que de tenir en suspicion un genre mimétique qui connaît, au fil des siècles, nombre de commandes. Mieux encore, en dépit de l'inquiétude que soulève la représentation de la figure, le portrait souligne toujours mieux l'inter-relation du portraituré et de la société dans laquelle il s'inscrit. Le portrait s'affiche dès lors toujours plus ambitieux tout en répondant aux demandes d'une clientèle diversifiée. A partir du XVIIIe siècle, le portrait dévoile davantage une sensibilité qu'une célébration à une quelconque appartenance sociale. Les traits, plus ou moins lisses, plus ou moins ombrés, trahissent les affects, les tourments, les résistances pour qui sait plonger son observation dans le regard dessiné, peint ou sculpté. L'artiste, désormais, s'immisce dans les plis et replis de la conscience, mettant à nu son sujet quitte à effacer l'identité du sujet pour mieux souligner la vérité, la vanité.
Problématique : La qualité d'un portrait se mesure-t-elle au degré de ressemblance du sujet représenté ? En quoi le portrait possède-t-il un pouvoir de re-présentation de la personne absente ?
A ses fonctions officielles (portrait royal, portrait de cour, portrait collectif, municipal ou familial), s'ajoute au portrait une fonction historique et documentaire non négligeable. Le Portrait de Mademoiselle de Lambesc et de son frère le comte de Brienne peint en 1732 par Jean-Marc Nattier témoigne, en dépit de répondre aux critères de représentation de l'aristocratie du XVIIIe siècle (élégance et théâtralisation, par exemple), d'une volonté de traduire les goûts et les couleurs de l'époque. Loin ici de dépeindre fidèlement le visage de Mademoiselle de Lambesc tout en tachant de satisfaire la commanditaire, Nattier met en image la mode, les us et coutumes de son temps au travers des coiffures et des tenues vestimentaires, des objets et du mobilier participant au cérémonial. Nul détail n'est épargné quand il s'agit de représenter ce qui définit autant l'histoire que l'avenir d'une famille remarquable. Les références mythologiques se lisent dans le costume d'Athéna revêtu par la mère et sur le bouclier orné d'une tête de méduse ; l'armure que porte le comte de Brienne, contribuant certes à rehausser le statut du portraituré, affiche l'initiation de ce jeune au rôle de soldat qui lui est dévolu.
Quelques années plus tôt se manifestait déjà chez les peintres, sous l'impulsion peut-être de Rembrandt s'autoportraiturant déguisé, cette envie de mettre en valeur le personnage surtout quand il s'agit de représenter un artiste. Pose souvent peu conventionnelle puisque le regard n'affronte pas celui du spectateur, costumes originaux, voire ostentatoires et facture énergique soucieuse de rendre la texture des vêtements exposés à de violents clairs-obscurs, la représentation du sujet connu ou non s'attache à présent à la complexité psychologique. Le portrait de Jean-Baptiste Forest, paysagiste n'ayant que trop peu marqué l'histoire de l'art, réalisé pour le Salon de 1704 par Nicolas de Largillière, illustre parfaitement cette mise en abîme du peintre peignant un autre peintre avec humour, certes, mais surtout avec profondeur. Sur fond dépouillé, le visage de Forest se détache, par le traitement de la carnation et la minutie des traits physionomiques, pour mieux nous révéler la vérité d'un artiste inscrit dans son temps et attaché à son art. Là, le spectateur ressent la bonhomie d'un artiste toujours préoccupé par ce qu'il est en train de composer, la chaleur d'un corps et d'une âme dans un atelier sombre et froid.
A la charnière du XVIIIe et du XIXe siècles, s'opère avec Louis-Léopold Boilly et Francisco de Goya un tournant dans l'art du portrait. Tous deux vont représenter jusqu'à la caricature, la mobilité des visages selon ce qu'ils expriment ou veulent symboliser. Le Palais des Beaux-Arts de Lille peut ainsi s'enorgueillir de conserver Le Temps, communément appelé Les Vieilles, de l'Espagnol Goya. Si ce tableau daté entre 1808 et 1812 refoule le regard du contemplateur par son manque d'attrait, la rudesse et l'inacceptable des visages qui dévisagent leur portrait dans un miroir, il stigmatise aussi la vision que l'autre nous renvoie de nous-mêmes et incise l'oeillade que jette alors l'artiste à ses précieux et princiers sujets. Caprices de visages soumis à l'outrage du temps – version moderne du thème de la Vanité -, les portraits presque cadavériques ne sont plus que l'ombre de coquettes illuminée par la Mort impatiente. L'image du visage humain s'estompe progressivement, se réduit à l'état de traces que seule la matière picturale retient sur la toile. Avec cette composition thanatographique, goyesque pourrait-on dire, le portrait oscille désormais entre ressemblance et vraisemblance.
Parallèlement aux querelles esthétiques qui marquent les arts du XIXe siècle, l'étude du portrait s'infléchit considérablement. Avec l'invention et la commercialisation de la photographie vers 1850, on se demande encore aujourd'hui comment et pourquoi les peintres maintiennent-ils ce genre. Dans la presse qui se démocratise comme dans les foyers, la représentation de la figure réduite au visage ou en pied se généralise rapidement et à moindre frais. En réalité, la question se pose autrement : plutôt que de chercher la ressemblance et/ou la vraisemblance, artistes et sujets attendent du portrait la reconnaissance. L'image n'est plus envisagée comme un miroir mais comme une visibilité picturale. En représentant sa belle-soeur Berthe Morisot à l'éventail (1874), Edouard Manet, que les scandales suscités par son Déjeuner sur l'herbe et son Olympia ont marginalisé le vocabulaire artistique des discours pompeux et officiels, offre à la peinture l'occasion de se démarquer des techniques et de l'industrie de l'image par l'authenticité et la franchise de la touche. Dans ce portrait silencieux, la posture de Berthe et le semblant de non-finitude de la facture créent une tension proche de celle que suggère l'instantanéité. Les couleurs sont sombres mais la fraîcheur qui se dégage l'emporte sur le cliché photo figé.
Si dès l'aube du XXe siècle, nombre de peintres respectent toujours le protocole photographique quand ils s'abandonnent à la réalisation du portrait, leurs œuvres se détachent de ce que la photo retient. Ce qui séduit dans ce genre encore et toujours peint, c'est à la fois la déconstruction et la matérialité que le sujet présente. Dans le contexte du « retour à l'ordre », Pablo Picasso immortalise à plusieurs reprises sa femme d'alors, Olga Kokhlova. Le portrait de cette danseuse de Diaghilev au col de fourrure signé et daté de 1923 par le maître catalan synthétise par ses traits et par son fond blanchâtre les leçons du passé, celles de la statuaire antique jusqu'à celles de la ligne ingresque. Aussi, au travers de l'académisme du visage de cette jeune femme dont le regard semble absent, l'on peut y voir ce que la peinture se refuse d'accuser, se limitant à peu pour suggérer toujours plus. C'est donc la transparence de la forme esquissée qui révèle, au-delà de son apparence mondaine, à la fois la connivence entre le portraitiste et la portraiturée et la sérénité avec laquelle Olga pose dans l'atelier du maître. Plus qu'une idéalisation mais moins qu'une exaltation, le réalisme de Picasso concilie dimensions psychologique et plastique.
Epreuve de la vérité menacée par la photographie, le portrait, image de l'expression intérieure humaine et personnelle, traverse le temps, s'enrichissant d'un passé glorieux et de régulières remises à jour jusqu'à la réduction du modèle à la simple silhouette. Après Picasso, le genre perdure entre des portraits sans visage – songeons à Eugène Leroy, par exemple - et des visages qui, dans l'art contemporain, ne sont plus des portraits. Mais, comme l'écrivait en 1920 Alain dans son Système des Beaux-Arts, « la vraie ressemblance ne tient pas à ce qui est forme, et ce qui est mécaniquement imitable, mais aux jeux de la couleur soutenue et comme nourrie par une patiente recherche du peintre ».
Illustrations de haut en bas :
- Jean-Marc Nattier, Portrait de Mademoiselle de Lambesc et de son frère le comte de Brienne, 1732, huile sur toile, 132 x 159 cm, dépôt du musée du Louvre, Palais des Beaux-Arts, Lille.
- Nicolas de Largillière, Le Peintre Jean-Baptiste Forest (1636-1712), Salon de 1704, huile sur toile, 128,5 x 96 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille.
- Francisco de Goya y Lucientes, Le Temps ("Les Vieilles"), 1808-1812, huile sur toile, 181 x 125 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille.
- Edouard Manet, Berthe Morisot à l'éventail, 1874, huile sur toile, 61 x 50 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille.
- Pablo Picasso, Olga au col de fourrure, 1923, huile sur toile, 116 x 80,5 cm, Palais des Beaux-Arts, Lille.
Texte : MG, le 14 février 2014.
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- Petite ontologie du portrait photographique à travers l'oeuvre de Stanislas Kalimerov ;
- Le portrait romain à la fin de la République (-1er siècle).