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Moi, malade imaginaire ?

Publié le par MG

Ah ! Les intouchables de la littérature que l'école imposait à l'élève l'amenant à piquer du nez parce qu'il n'avait rien d'autre à faire que de se laisser bercer par les sempiternelles explications du professeur-péroreur persuadé que l'enseignement du français passait nécessairement par l'étude des oeuvres classiques. Les écrivains contemporains qu'on nous obligeait à lire au collège étaient, hélas, morts depuis plusieurs décennies ! Longtemps, je crus que la littérature française se résumait aux "ineffables fables" de La Fontaine et aux comédies de Molière. A quinze ans, j'aurai pu - si je ne m'étais pas endormi en cours de français - pondre une thèse sur l'oeuvre complet de Jean-Baptiste Poquelin. "Trop de Molière, tue Molière !", telle était la réponse que je donnais à l'enseignant quand il demandait mon avis sur la tirade qui méritait la plus grande attention mais qui plombait l'ambiance de la classe avec son vocabulaire inusité et sa syntaxe alambiquée pour nous autres, fils d'ouvriers. J'aurais dû lui dire au prof qu'à la maison, on cause pas comme Harpagon ! Mon silence me coûta la lecture de Dom Juan, du Médecin malgré lui, de L'Avare, des Fourberies de Scapin, du Lion - euh, non, ça c'est de Kessel, un contemporain mort avant même que je ne susse conjuguer au passé -, des Femmes savantes et bien d'autres encore et ruina mes parents contraints d'acheter pour leurs fils toutes les pièces du directeur de l'Illustre-Théâtre. Molière me rendait malade, et contrairement à son personnage d'Argan, ma pathologie n'était guère imaginaire. Et ma réponse au professeur de lettres devint "Trop de Molière me tue".

Longtemps je n'osais rouvrir une oeuvre de cet auteur de peur d'avoir les mains sales ou la nausée. Croyez-moi, je pèse mes mots ! Je ne souhaitais pas non plus créer chez mes élèves d'autres maux. Car, il est vrai que depuis quelques années, c'est moi le prof de français ! Le temps s'écoulait sans que l'esprit de Molière ne revînt me hanter, ni habiter ma salle de cours. J'oubliais même qu'il eût pu exister. J'oubliais d'ailleurs beaucoup de choses, jusqu'au jour où je me rappelai qu'il fallait envisager la titularisation de mon poste d'enseignant. Quelle ne fut pas ma surprise le matin du concours lorsque l'examinateur m'imposa, lui aussi, l'analyse d'une pièce de Molière. Motivation molle hier, je devais montrer une plus grande conviction ce jour-là, d'autant plus que l'extrait retenu était la cinquième scène du première acte du... Malade imaginaire ! Les premières minutes de préparation furent les plus longues. Puis, mes craintes se dissipèrent : il fallait en finir avec cet auteur. Molière ne pouvait me poursuivre indéfiniment. Je lus le passage à étudier. C'est Toinette, la servante qui s'exprimait la première : " Quoi ! monsieur, vous auriez fait ce dessein burlesque ?..." J'eus l'impression qu'elle s'adressait à moi. J'avalai donc la pilule d'un seul trait. Mon ambition était grande mais nécessaire. Je désirais aussi me venger de ceux qui me forçaient, adolescent, à plier genoux devant les sacro-saintes écritures de Jean-Baptiste. Leur tête allait tomber ! Et c'est moi qui savourerai le festin. Je fis le vide en moi pour que mon angoisse s'érodât. Ma préparation progressa à grands pas et je servis bientôt sur un plateau le fruit de ma délivrance. Voici comment je présentai mot pour mot ce long passage devant le jury :


Illustre dramaturge, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière (1622-1673), rédige en 1673 sa dernière oeuvre qu'est Le malade imaginaire. Conçue comme une comédie-ballet - les intermèdes sont effectivement chantés -, la pièce est destinée, comme l'auteur l'affirme dans son prologue, à "délasser le roi de ses glorieux travaux" rentrant de ses campagnes militaires. Bien que jouée au palais royal, Molière ne représentera jamais son oeuvre devant Louis XIV.

Sachant sa santé altérée, Molière bâtit une comédie en trois actes dans laquelle il entend railler l'impuissance des médecins face à sa propre maladie et se rassurer probablement des maux s'il les envisage comme étant hypothétiques, imaginaires - d'où le titre de l'oeuvre. Le passage qui nous occupe, à savoir l'
Acte I, scène 5 de la ligne 70 à la ligne 206, met en place une conversation entre deux protagonistes sur la question du mariage.

- lecture de l'extrait -

La première partie de l'étude portera sur la mise en place de l'intrigue. J'aborderai ensuite la visée argumentative du texte, puis dans un tiers temps la tonalité comique de l'extrait, autrement dit les différents niveaux de comique.



I. La mise en place de l'intrigue :
1. Les motivations de la pièce :

Molière a voulu écrire cette oeuvre pour se moquer du corps médical, du jargon employé par les médecins (leur vocabulaire latin, leurs termes techniques...) et de l'impuissance de la science face à la nature humaine. En effet, on ignore encore au XVIIe siècle beaucoup des "choses de la nature", du corps humain et de ses faiblesses (les maladies). Molière est lui-même malade comme le prétend également le personnage d'Argan.

2. Une fin d'exposition :

Angélique, fille d'Argan, aime secrètement Cléante. Le lecteur l'apprend au travers d'une conversation entre celle-ci et la servante, Toinette. Aussi, au début de la scène 5, lorsque son père lui parle de mariage, Angélique s'imagine qu'il s'agit d'épouser celui qu'elle aime. Le quiproquo s'achève là où débute l'étude de notre passage. Détrompée par Argan, Angélique doit épouser "Thomas Diafoirus", un jeune médecin. Mais ce n'est pas elle qui manifeste son émoi et son opinion sur le sujet mais Toinette.

3. L'intrigue :

L'intrigue porte donc sur le mariage. La question du mariage n'est pas nouvelle chez Molière : il l'abordait déjà, ainsi que celle du savoir, dans une oeuvre antérieure, Les femmes savantes. Mariage d'affaire, de raison plutôt que mariage d'amour, de coeur : telle est l'intrigue.


II. La visée argumentative du texte :
Toinette propose à Argan de "raisonner ensemble sans nous emporter". Ce dernier met donc en place une stratégie argumentative sur le sujet.

1. Les raisons de ce mariage pour Argan :

Argan développe trois arguments :

- il se voit malade, "infirme" dit-il. Son choix se porte alors sur un "médecin" : le neveu de Purgon son médecin traitant. Le nom de "Diafoirus", avec sa consonance latine affiche l'autorité qu'exerce le médecin dans la société du XVIIe siècle.
- Le deuxième argument est le suivant : une fille doit obéissance à son père et agir (en l'occurrence se marier) non dans son propre intérêt mais dans celui de son père, ici de surcroît souffrant. Angélique doit être "utile à la santé de son père".
- Le troisième argument : établir un mariage d'affaire. L'argent devient le moteur de cette union. Diafoirus, lit-on est le seul "héritier" : cela laisse présager du montant de l'héritage qu'il obtiendra de son père médecin. De plus, Purgon, qui "n'a ni femme, ni enfants" consent à verser pour cette union "8000 livres de rente". Cette précision sur l'absence de femme et d'enfants peut être perçue comme une référence proleptique à la femme d'Argan qui, dans les scènes suivantes, souhaitera deshériter ses filles ; le testament s'établira effectivement en faveur de Béline, la seconde femme d'Argan.
Comme il est d'usage à cette époque, si Angélique refuse ce mariage, elle se rendra au "couvent".

2. Les contre-arguments de Toinette :
Les arguments d'Argan sont contrebalancés par ceux de Toinette. Selon celle-ci, le mariage découle d'un libre choix : "votre fille doit épouser un mari pour elle", affirme-t-elle. Toinette défend le mariage de coeur. Ensuite, connaissant Angélique, elle sait qu'elle "n'y consentira point". Enfin, la servante ménage Argan, le prend par les sentiments et joue sur la sensibilité du père en évoquant la "tendresse paternelle" et en lui rappelant qu'il est "bon naturellement". On pourrait ici travailler sur la polysémie du vocable "bon" et entendre aussi qu'Argan n'est pas malade comme il le prétend, mais en bonne santé.


III. La tonalité comique du passage :
 Molière affirmait qu'"une pièce de théâtre ne se lit pas, elle se joue, se regarde et s'écoute." Je montrerai donc les différents types de comique utilisés par le dramaturge.

1. Un comique de situation :

Le comique de cette scène réside dans le fait qu'il s'agit d'une discussion entre un maître de maison et une servante. Cette différence de statut est perceptible au travers de certains indices de l'énonciation : Toinette vouvoie Argan alors que ce dernier la tutoie. Cette discussion est d'autant plus comique que c'est la servante qui demande au maître de ne pas s'emporter. Toinette veut ainsi ménager Argan. C'est également elle qui donne ses propres directives, son opinion sur la question ("desseins burlesques") et ses interdictions ("je lui défends absolument", "mon devoir de m'opposer", "je ne consentirai jamais à ce mariage.").

2. Un comique de mots et de répliques :
Le nom de certains personnages prêtent déjà à sourire : celui de "Purgon" le médecin, la sonorité péjorative du patronyme "Diafoirus"... Mais le comique réside surtout dans l'enchaînement rapide des répliques. De plus, au sein de cette stychomythie, les mots sont repris à tour de rôle entre les lignes 139 et 155. La conversation se présente un peu comme un dialogue de sourds. Les répliques elles-mêmes sont également comiques : la gradation "de monsieur Diafoirus, ni de son fils Thoma Diafoirus, ni de tous les Diafoirus du monde" associe le nom de Diafoirus à ceux de tous les médecins et la phrase "Il faut qu'il ait tué bien des gens pour s'être fait si riche" rappelle l'aisance matérielle des médecins en dépit de leur incapacité professionnelle.


3. Un comique de gestes :
Bien qu'il y ait peu de didascalies, celles situées en fin de scène peuvent rendre compte du comique issu de l'attitude des protagonistes : engagé dans une course poursuite autour d'une chaise, un malade, un "infirme" s'agite pour attraper sa servante. La volonté de bastonner Toinette dans la réplique "il faut que je t'assomme" renforce ce comique de gestes.


Dans cette cinquième scène du premier acte du
Malade imaginaire, Molière soulève à nouveau les intérêts du mariage de son époque en mettant en place un dialogue entre un maître de maison et sa servante. S'exprimant à la place d'Angélique - le silence de celle-ci en dit long sur le caractère d'Argan et sur la soumission de la fille à son père -, Toinette contrebalance chaque argument d'Argan et finit par l'épuiser intellectuellement et physiquement. Cette fin de scène nous permet peut-être d'envisager un dénouement heureux.



Suite à cette analyse littéraire, je présentai une exploitation pédagogique de la même oeuvre construite essentiellement sur les caractéristiques de la double énonciation au théâtre et sur les enjeux de l'argumentation. Le jury me demanda si j'avais déjà fait travailler les élèves sur une pièce de Molière. Je leur répondis le plus honnêtement et le plus sincèrement possible.

Aujourd'hui, bien qu'ayant du recul, je ne sais toujours pas comment je sus surmonter cette épreuve. Mais les faits sont là : je bâtirai prochainement une séquence sur une comédie de Molière.

M. G. 15 novembre 2008.



J'invite le lecteur à cliquer sur l'expression "malade imaginaire" grisée dans le texte afin d'ouvrir le lien vers ladite oeuvre de Molière.


 

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M
Très bien MiKa, commentes à loisir... les sujets sont relativement diversifiés (peinture, vidéos, cinéma, littérature, histoire, géographie...).Tu trouveras sur la page d'accueil, colonne de droite, dans le module "résidus culturels" des liens intéressants... et dans "résidus visuels", des photos.J'ai conçu une page d'accueil qui soit accessible pour tous.Bonne lecture et à plus tard.MG
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M
Mikael,J'ai déja visité ton blog à plusieurs reprises mais n'ai pas pris le temps d'y mettre de commentaires ! En effet, novice dans bien des domaines, je n'avais aucune idée de ce que j'allais pouvoir mettre, et  dire" cela me plait, ou pas ! ", je n'y trouvais aucun intérêt ! Mais mes cours d'Art dramatique m'oblige à lire davantage, et çà n'est pas plus mal ! Désormais, je ferais donc l'effort de mettre un commentaire sur les sujets qui me parlent ... ou pas ! Ce qui fera "une pierre: 2 coups ! " .
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M
Je comprends, effectivement ! je ne suis pas surprise de tes réactions...Molière par ci, Molière par là... on en bouffe des pages au Collège...et c'est vite l'indigestion ! Et j'en ai rebouffé en 1ere année d'Art dramatique! Sauf que j'ai vu les choses autrement! Le travail est différent :çà n'est pas le même but, içi on apprend à incarner un personnage, il faut tout dépouiller et je trouve cela pas si mal.Mais malgré cela j'avoue que la forme du style de Molière me gêne toujours autant, meme si le fond peut etre intéressant ! Non je suis résolument contemporaine dans mes goûts !voila mon commentaire mis à jour et tout propre !
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M
Bonjour MiKa,Je suis ravi de te savoir ici... dans mon univers scriptural. Sois la bienvenue. Tu trouveras en page d'accueil les différentes catégories dans lesquelles je range mes écrits (cf. résidus culturels situé dans la colonne de gauche).Que voulais-tu faire avec "lire la suite" ? Tu ne pourras modifier ton commentaire. S'il ne te convient pas, réécris-le et je supprimerais l'autre.Quant aux comédies de Molière, elles demeurent universelles en ce sens que toutes les sociétés de toutes les époques depuis le XVIIe siècles peuvent le lire. Les profs du collège m'emmerdaient avec cet auteur ; aujourd'hui, il peut me servir en tant qu'enseignant.A bientôt.MG
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M
oups, visiblement , j'ai fais une petite bêtise ! "Lire la suite" pas génial ce bout de phrase qui vient gêner le commentaire ! Y a t il un moyen de le supprimer que je rectifie pour un ciommentaire propre ?
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M
Bonjour Bertrand,Mon problème de lien n'est toujours pas réglé. A cela s'ajoute le même dysfonctionnement que celui décrit dans ton message...Quant à la personne que tu ne veux nommer... à la lecture d'un de ses textes, je me doutais qu'il y avait comme un malaise...A plus tard.MG
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D
En plus, je constate que la première partie du commentaire ne t'est pas même arrivé malgré leur mention "publié" où j'affirmai qu'enfant je me récitais des tirades entières avec plaisir, en classe et dans ma chambre, B..........
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D
Encore une connerie d'over-machin (peut-être un titre nouveau pour Poquelin :) !) Il envoie mon commentaire avant de l'avoir fini, je disais que désormais les mots-lierres grimpent en mon esprit... Je n'aurais jamais pensé qu'un prof pût à ce point détester cet homme de théâtre, d'autant que notre société est toujours Racinienne et Moliéresque, à preuve : nos récents démêlés avec qui tu sais dont l'injure d''un article n'en est que plus révélateur sur cette immense société qui n'est que Narcissique, une liste de nouvelles pièces possibles, non ? Bien mes amitiés conservées, bertrand
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B
Bonjour,Je vous rejoins dans votre malaise face à l'illustre Molière non seulement en tant qu'ancienne élève mais aussi en tant que toute jeune professeure car moi aussi j'ai fait mes premières armes avec Molière puisque c'est vivement conseillé au programme!Que dire? Même mes meilleurs élèves n'ont rien compris à l'intrigue: trop compliquée, trop de rebondissements, trop de mots difficiles et ça fait rire? oui, ceux de l'époque! pas nous, madame!En revanche, quel plaisir de voir qu'ils aiment le jouer car les éléments comiques dans la mise en scène font encore recette aujourd'hui! Ils aiment, ces petits garnements, les coups de bâton (les bastonnades!), les ruses...Merci de nous avoir présenté cette expérience de Capes si fraîche en ma mémoire; je crois que vous pouvez aborder l'oeuvre plus sereinement à présent!Baline
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M
Merci Mélanie de ta visite sur mon site... Pour maîtriser la langue française, il faut lire et écrire régulièrement. Et ne pas hésiter à consulter le dictonnaire pour l'orthographe et le(s) des mots... Mais, je vois que tu te lances déjà dans l'écriture sur ton blog...MG
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M
Bonjour j'apprecie beaucoup votre blog il est très instructif.je ne suis pas vraiment une pro en francais mais jaime tous ce qui est de Moliere car je pansse que c'est un très bon ecrivain. Voila a bientot au revoir
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G
Immense merci à Kerfon le Celte pour sa visite et son commentaire sur mon blog.Pratique de l'étiquette ici sous cette page XVIIe : révérence oblige pour l'homme à fable.
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K
Michaël ,A mon tour je vous rends une petite visite.Comme j'aime beaucoup les mots, il va de soi que j'aime votre blog.J'y reviendrai plus longuement demain.Bonsoir.Bien amicalementKERFON LE CELTEUn homme à fablesPoésie Inside
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K
L'article est en ligne sur mon blog.
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L
Ce que je retiens de ce long texte, très intéressant au demeurant, c'est que Molière ça ne se lit pas ça se joue ... Et même j'irai plus loin : ça se met en scène ... Pas facile Molière !!!LIZAGRECE
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K
Bonjour, sois le bienvenu dans la communauté "jeux de mots et d'esprit".Un article annoncera ton arrivée parmi nous; je te préviendrai dès qu'il sera édité.A très vite sur la toile.kickoff
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