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Une Pietà énigmatique

Publié le par MG

Il est des oeuvres qui somnolent dans le plus grands des silences mais, lorsque l'on s'en approche un peu, réveillent quelques réminiscences. C'est le cas de cette Déploration du Christ d'après Abraham Janssens (1567-1631), acquise en 1870 par le musée d'Art et d'Industrie de la ville de Roubaix, en dépôt depuis 1962 au MUba de Tourcoing. Huile sur toile retraçant l'un des ultimes épisodes de la Passion du Christ, elle a longtemps été l'objet de polémiques quant à l'éclectisme de son style et l'authenticité de son attribution.

 

JANSSENS.jpg

Abraham Janssens (d'après), Déploration du Christ, début XVIIe siècle,

huile sur toile, 172 x 148 cm, acquisition : Musée d'Art et d'Industrie André Diligent, Roubaix ;

en dépôt : MUba Eugène Leroy, Tourcoing.

 

Une composition claire et équilibrée

Assis de trois-quarts à gauche, la tête tombant sur les épaules, le Christ porte les stigmates d'une crucifixion encore récente. L'étoffe blanche, qui glisse jusque sous ses pieds, dévoile un corps d'une lividité cadavérique. Derrière lui, à droite du tableau, saint Jean vu de profil, vêtu de rouge et de vert, manifeste son attachement au Messie. A ses côtés, saint Joseph d'Arimathie, dans une robe violacée, oint la peau du supplicié avec un linge imbibé de myrrhe et d'aloès tandis que la Vierge, couverte d'un voile bleu foncé, les mains jointes et le front plissé, demeure en prières. Enfin, en haut à gauche, Marie de Magdalena et Marie, mère de Joses, ferment la composition.

L'axe du corps du Christ mort dessine une puissante diagonale qui traverse le tableau et définit toute la profondeur de la scène. De part et d'autre de cette grande figure, les différents protaganistes disposés en deux groupes concentriques paraissent obéir à des convergences de regards. Malgré l'exiguïté de l'espace et le rapprochement du champ de vision, chacun participe à l'équilibre de l'oeuvre. Outil déterminant au service de l'orthodoxie catholique, cette Pietà, comme bon nombre d'images religieuses du début du XVIIe siècle, se conforme aux exigences suivantes définies par l'Eglise romaine : clarté, simplicité et intelligibilité du sujet représenté.

 

Un art du compromis

La Pietà constitue l'un des thèmes majeurs de la grande peinture religieuse. Jusqu'au milieu du XVIe siècle, on représentait Marie assise tenant sur les genoux le corps inanimé du Christ. Mais l'iconographie d'une Vierge à la silhouette gracile portant un fils plus lourd qu'elle a suscité quelques critiques et incité les artistes à réviser la conception traditionnelle du sujet. Cette Déploration du Christ témoigne ainsi d'une plus grande logique de représentation, privilégiant de surcroît le réalisme de la scène.

Néanmoins, ce souci de traduire une vérité paraît atténué par l'irréalité des effets de lumière et par le style éclectique du peintre. La sobriété du fond sur lequel se découpent les visages et les corps violemment éclairés rappelle la tension dramatique et mystique des oeuvres tardives du Caravage (1571-1610). La disposition en frise et le hiératisme des quatre figures de l'arrière-plan, la robustesse et le modelé sculptural des corps témoignent, quant à eux, d'une volonté de rompre avec le maniérisme et annoncent le classicisme d'un Poussin (1594-1665) ou d'un Le Brun (1619-1690). Véritable art du compromis, cette huile sur toile entretient également des liens étroits avec les accents « révolutionnaires » de la peinture d'Annibal Carrache (1560-1609), artiste alors influent dans le nord de l'Europe.

 

Une copie d'après Janssens ?

On a d'ailleurs longtemps cru que ce tableau avait été réalisé par un élève de Carrache. Une version identique conservée depuis 1839 au musée des Beaux-Arts de Valenciennes avait même été attribuée, en 1876, à Denys Calvaert (1540-1619), l'un des fondateurs de la célèbre Ecole de Bologne. Mais la découverte d'une estampe d'Egber van Panderen datée de 1628 représentant le même épisode en sens inverse et portant l'inscription « Abraham Janssens invenit, Egbert von Pauderen sculps, Peter de Jodat excudit » a permis d'identifier Abraham Janssens comme le véritable auteur du sujet.

L'étude aurait pu s'arrêter là : les musées de Roubaix et de Valenciennes détenaient chacun une peinture identique de l'atelier de Janssens. Or, en 1965, dans son Prime incidenze caravaggesche in Abraham Janssens, Paragone XVI (n°183), Roberto Longhi mentionne l'existence d'une tierce version provenant d'une collection privée viennoise. Convaincu d'avoir enfin déniché l'oeuvre originale, Longhi lève alors le doute sur l'authenticité des deux autres toiles. Depuis, des répliques surgissent dans les églises et salles de vente. Aujourd'hui, les historiens s'accordent sur le fait que le tableau défendu jadis par Longhi est une copie au même titre que ceux des musées du Nord et de l'église Notre-Dame de Bonne Espérance de Vilvorde en Belgique.

 

En définitive, l'oeuvre originale ne nous est plus connue que par de ressemblantes versions de formats différents. Mais, de par la pluralité et la qualité des copies, on comprend aisément qu'Abraham Janssens se soit imposé à Anvers comme le grand rival de Rubens (1577-1640), maître des envolées baroques.

 

MG - 1999-2013 - In "Mon voisin est", Magazine des Arts n°7, août-septembre-octobre 2013, Lafont presse.

 

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