Colette : une femme de lettres qui a mal tourné ?
Sidonie-Gabrielle Colette (1873-1954) exprime en son temps les difficultés qu'elle rencontre à être une
femme de lettres. En 1910, elle avoue, dans cet extrait de La Vagabonde, ne plus écrire, se refuser "le luxe d'écrire". Néanmoins, c'est ce mot même qui structure une partie de son
autobiographie. A travers lui, Colette nous livre tant ses échecs que sa passion pour l'écriture.
Colette est certes une femme de lettres sensible et passionnée. Si elle affirme ne plus pouvoir écrire, c'est pourtant son texte lui-même qui nous l'apprend. Dans cet
extrait autobiographique, Colette évoque également, d'une manière poétique, le processus créatif, les étapes successives de l'écriture. Calligraphie inconsciente, d'abord informelle, donnant
progressivement naissance à des "insectes fantastiques", l'écriture est avant tout, pour Colette, un dessin. A défaut d'inspiration, c'est la difficulté de coucher sur la feuille blanche le
moindre mot : "une mort glace sur le papier la main qui écrit", affirme-t-elle. Mais, quand l'idée surgit, elle s'inscrit spontanément, énergiquement avant de mourir telle "une fleur
avortée". Colette souligne ici le paradoxe de l'écriture : elle est à la fois un plaisir et une souffrance qui nécessite une disponibilité certaine. Il faut tant de temps pour écrire
!
Colette se sert du mot "écrire" comme d'une anaphore structurant ainsi plusieurs paragraphes et traduisant son obsession, son impatience et sa déception face à l'écriture. La
richesse des champs sémantiques, les nombreuses métaphores, les personnifications et les gradations ("oubli", "paresse", "débauche") illustrent dans le texte les sentiments de
l'écrivaine. Chaque émotion de l'auteure se manifeste aussi au travers d'une ponctuation très présente. Colette s'approprie effectivement les caractéristiques du journal intime. Et c'est cette
liberté de penser et d'écrire qui définit tant son style imagé et naturel.
Néanmoins, l'hypersensibilité de Colette constitue un obstacle à sa carrière de femme écrivain dans un monde d'hommes. En lançant "je ne suis pas Balzac, moi...", elle cherche vainement un
prétexte à ses difficultés existentielles. En réalité, Colette semble occulter le contexte historique du début du XXe siècle. A moins que ce ne soit le fait de se confesser au jour le jour,
comme dans un journal intime, qui l'empêche de prendre le recul suffisant par rapport aux situations relatées dans ce texte ? On préfère dire d'elle qu'elle "fait du théâtre" plutôt que
de voir en elle une comédienne. Il s'agit là bien plus qu'un "refus poli, de la part du public et de (s)es amies eux-mêmes, de (lui) donner un grade dans cette carrière (qu'elle a) pourtant
choisie". Ne se rend-elle donc pas compte de la portée discriminatoire des propos tenus à son encontre ?
Colette souffre comme toute femme de l'époque qui désirait embrasser une carrière artistique, juridique, financière, politique... Les femmes du début du XXe siècle ne trouvent pas
encore leur place dans la société. Colette n'y échappe pas. N'a t-elle pas entamé sa carrière d'écrivaine en empruntant le nom de son premier mari, Willy ? N'a-t-elle pas aussi orienté
sa vie vers le théâtre sans pour autant être reconnue comme comédienne et écrivaine ? On peut alors comprendre pourquoi cette "femme de lettres qui a mal tourné" se "refuse le plaisir, le
luxe d'écrire", et compâtir à ses douleurs.
Témoin de ses échecs, Colette nous livre, dans cet extrait de La Vagabonde, ses sentiments en tant qu'écrivaine et exalte l'âme de la femme avec liberté et naturel. Dans une époque
où les droits de la femme sont encore quasi inexistants, Colette oscille entre la résignation ("moi qui n'écris plus") et son entêtement à exister ("continuer à vivre"). Déçue tant
sentimentalement que professionnellement, elle exprime ici librement son amour et sa passion pour l'écriture.
M. G. septembre 2003.