Charles Cros, Avenir
Les
coquelicots noirs et les bleuets fanés
Dans le foin capiteux qui réjouit l'étable,
La lettre jaunie où mon aïeul respectable
A mon aïeule fit des serments surannés,
La tabatière où mon grand-oncle a mis le nez,
Le trictrac incrusté sur la petite table
Me ravissent. Ainsi dans un temps supputable
Mes vers vous raviront, vous qui n'êtes pas nés.
Or, je suis très vivant. Le vent qui vient m'envoie
Une odeur d'aubépine en fleur et de lilas,
Le bruit de mes baisers couvre le bruit des glas.
Ô lecteurs à venir, qui vivez dans la joie
Des seize ans, des lilas et des premiers baisers,
Vos amours font jouir mes os décomposés.
Charles Cros, Avenir in Le Coffret de santal, "vingt sonnets", 1873.
Dans ce sonnet plein de sensualité, Charles Cros (1842-1888) se livre à une vaste réflexion sur le temps et sur le rôle
de la poésie.
I. Un poème sensuel :
1. Une synesthésie :
- La vue : dès le premier vers,
elle est évoquée par des couleurs tranchées ("noirs", "bleuets"). Puis, les couleurs deviennent plus fraîches après la "lettre jaunie" avec "aubépine" et "lilas". La vue est également
présente au travers d'une description précise des objets.
- L'odorat : "le foin capiteux", "odeur d'aubépine et de lilas", le tabac dans "la tabatière.
- L'ouie : avec les allitérations en "v" (vers 9), en "s" (vers 4), en "t" et en "k" (vers 6).
- Le toucher : "baisers", sens tactile plein de volupté et de sensualité.
2. Un hymne à la sensualité et à l'amour :
- Dans la première strophe, le poète évoque un amour champêtre, caché avec
la métaphore de "l'étable" et la "lettre". L'emjambement, marque d'un respect passager, traduit l'ironie de Cros sur la sévérité des moeurs de ses ancêtres ("respectable").
- L'amour se dévoile au vers 11 avec le "bruit des baisers" : l'amour est plus fort que la mort. On assiste à un crescendo amoureux jusqu'au dernier vers dans lequel le mot "jouir" est à
prononcer avec la diérèse.
II. Une méditation sur le temps :
1. Un jeu sur trois moments précis :
- Le passé : la
couleur noire des coquelicots, les "bleuets fanés", "la lettre jaunie", la répétition du mot "aïeul(le)", les "serments surannés", le "grand oncle", le "trictrac" et l'utilisation du passé
simple ("fit").
- Le présent apparaît uniquement dans le premier tercet : "Or, je suis très vivant".
- Le futur est annoncé dès le titre ("Avenir"), dans le vers 8 ("raviront") et dans le premier vers du dernier tercet.
2. La fuite du temps :
- La mort encadre le poème : elle est suggérée dans la toute première phrase qui s'étale
sur presque deux quatrains. Les souvenirs sont touchés par la mort, la disparition ("noirs", "fanés", "aïeul", "surannés"). L'action criminelle du temps est soulignée dans la dernière
expression du sonnet ("mes os décomposés").
- Rien ne résiste au temps : "les bleuets" sont "fanés", "la lettre" est jaunie" et les "os" du poète sont "décomposés".
III. Une réflexion sur la poésie :
1. Le rôle du poète :
- La vie est trop courte pour passer son temps à se lamenter. L'auteur donne sa conception personnelle des
choses : le "je" du pète au vers 8 s'oppose au "vous" de la nouvelle génération au vers 14.
- Charles Cros donne une leçon aux jeunes : il faut profiter de la vie, de l'amour (carpe diem). Le poème est d'ailleurs construit comme une démonstration ("supputable").
2. Le but de la poésie : immortaliser :
- Le poète s'adresse aux générations futures, à ceux qui ne sont pas encore
"nés" (vers 8), au "lecteur à venir". Si le temps efface toute chose, la pésie demeure.
- Si le poète est aujourd'hui mort, si ses "os (sont) décomposés", il reste toujours "très vivant" au travers de son texte. Le vent, l'amour prennent le pas sur la mort ("couvre le bruit des
glas").
Les regrets éprouvés par Charles Cros peuvent être confrontés à ceux de Charles Baudelaire dans La Vie antérieure.
MG 12 mai 2009.