Marc Mangin ou les tribulations d'un Anichois en Asie
Après un périple de quatre mois en Asie du Sud-Est, l'éditeur-écrivain-photographe anichois Marc Mangin est de retour au bercail pour quelques heures seulement. Un laps de temps néanmoins suffisant pour le recevoir à domicile et l'interroger tant sur les motivations qui l'ont amené aux antipodes de la Cité de Kopierre que sur l'expérience vécue au Viet Nam, au Cambodge, au Laos et en Thaïlande.
MG : Bonjour et merci Marc d'avoir accepté si promptement mon invitation. Les amateurs de chiffres vont être d'emblée surpris : du 25 mai au 13 octobre 2018, tu as parcouru 12 500 kilomètres dont 1400 à pied au travers de quatre pays asiatiques en longeant l'un des fleuves au plus grand débit au monde et perdu pas moins de 12 kilos ! Une véritable performance pour un projet artistique à caractère environnemental...
MM : La perte de poids s'explique facilement. Outre la marche, l'alimentation asiatique la justifie : contrairement à ce que les Occidentaux pensent, la soupe dans cette région du monde ne contient que peu ou pas de viande. Elle se compose essentiellement de nouilles baignant dans un jus. Et pas un seul verre de vin pour accompagner le repas ! (rires) Je perdais donc un kilo par semaine...
Quant au projet mené cet été en pleine mousson, il fait finalement suite à la publication en 2008 de Chine, l'empire pollueur [éditions Arthaud]. Les émissions critiques de CO2 par cette « usine du monde » limitrophe à l'Inde émergente ont un impact visible sur l'environnement. A l'heure où les glaciers de l'Himalaya fondent, il importe d'en mesurer les conséquences en descendant les six fleuves péri-himalayens. Malheureusement, une telle aventure s'étalant sur cinq ans nécessitait un financement de 60000 euros que je n'ai su regrouper. Aussi, à l'instar des explorateurs du XIXe siècle, j'ai souhaité non descendre mais remonter l'un d'entre eux depuis le Viet Nam jusqu'à la frontière chinoise : le Mékong.
MG : Pour concrétiser ce projet « Mékong », tu fais appel aux dons de particuliers, d'amateurs d'art. En retour, ces donateurs reçoivent régulièrement via leur messagerie virtuelle ce que tu nommes « chronique indochinoise », travail littéraire et photographique s'ajoutant à ta démarche photographique en argentique et en noir et blanc qui grossira l'exposition Vagabondages.
MM : C'est avant tout un boulot journalistique du moins semblable à celui des chroniqueurs du début du XXe siècle qui partaient vers l'ailleurs. A cette époque, l'accroche n'était pas temporelle ; seul le fond intéressait ces chroniqueurs. Pour mon dernier voyage sur la route, après l'Afrique et les Philippines, j'ai choisi la forme d'un journal de bord accompagné de photos prises avec mon téléphone portable à la manière de « monsieur tout de monde ». Ces 31 chroniques ont été envoyées à 60 personnes environ. Trente d'entre elles ont financé cette expérience à hauteur de 4000 euros. Par la suite, ces chroniques illustrées feront l'objet d'un ouvrage.
MG : Après réception et lecture de ces chroniques, on remarque que le projet n'a cessé d'évoluer sur le terrain. La dimension environnementale s'efface au profit d'une analyse digne d'un sociologue, d'un anthropologue préoccupé par le tourisme de masse. Comment expliques-tu cette réorientation du projet initial ?
MM : D'abord journaliste, je suis devenu, comme tu le sais, chroniqueur, analyste en matière d'économie et de politique sur les marchés asiatiques. Bien que préoccupé par la pollution du Mékong en raison des activités humaines, j'ai, dès mon arrivée dans le sud Viet Nam, observé, discuté et vécu avec les gens. Ce fut une véritable immersion. Un investissement personnel qui, très vite, m'a conduit au-delà de mes espérances. Je n'ai pas fait un voyage : j'y ai vécu. Je ne me suis pas senti en transit et on me l'a fait sentir... J'ai donc pris le temps de voir les choses qui s'y jouent notamment en ce qui concerne le tourisme de masse.
MG : Dans tes chroniques, le touriste est assimilé à un néo-colon. Pourquoi ?
MM : Dans un système de consommation, le touriste achète un voyage pour pouvoir décompresser du travail. Pour lui, il faut que ça roule et que ce voyage soit la transposition de ses fantasmes sous les Tropiques. Même la nourriture asiatique doit correspondre à ce qu'il achète en grande surface. Le touriste ne réagit qu'en consommateur. Tout doit être à son goût sinon il manifestera son mécontentement sur TripAdvisor. Pour lui, un local qui ne comprend pas ses attentes est forcément un con. En somme, le système touristique ne valorise pas la connaissance de l'autre, du pays. D'ailleurs, dans les spots touristiques de masse, tout est balisé. Et tout se fait au pas de course avec ces mots tendance devant une file de bateaux touristiques : « authentique », « hors des sentiers battus »...
Pour satisfaire cette clientèle de passage, on bétonne tout comme à Bangkok et on détourne des activités quotidiennes les populations locales vers l'argent facile. Ce système entretient la corruption. L'objet de transaction, c'est le fric. Tout se négocie, même le tarif de la coupe de cheveux, entraînant ainsi une inflation toujours galopante, défavorable aux autochtones. En Asie, le tourisme est aussi sexuel. Depuis la guerre du Viet Nam, on a cherché à organiser l'ensemble du tourisme autour des bordels. L'Etat a très vite facilité le commerce des filles et des gamins. La Thaïlande est un parfait exemple.
Le tourisme n'est pas seulement l'affaire des Occidentaux. Celui des Chinois s'organise généralement pour une semaine. Et il est surtout religieux. Les Chinois visitent les temples avant de s'assoir dans un resto...
Les Européens ont une vision de l'Asie que l'on va retrouver dans l'architecture. L'habitat d'accueil, par exemple, est construit sur un schéma traditionnel qui correspond à l'image exotique que le touriste projette mais les hôtels s'élèvent dans le béton, matériau moins coûteux. Hormis ces hôtels, on trouve de nombreuses « guest houses » et « home stay ». L'afflux de touristes conduit à la diversification de l'offre. Dans le nord de la Thaïlande et dans le nord du Viet Nam, les home stay toujours plus nombreux, dont la location est centralisée informatiquement par le site booking.com qui se prend au passage 18 % du prix, participent bien évidemment au phénomène inflationniste.
MG : Bien que ta préoccupation sur le terrain au quotidien ne fût pas liée à l'environnement, que penses-tu de l'opinion de certains scientifiques qui, récusant l'idée d'un dérèglement climatique relatif aux activités humaines, avancent la thèse d'un réchauffement cyclique ?
MM : Ce débat est plutôt politique et économique qu'écologique. Il y a peut-être des cycles mais est-ce que l'on peut indéfiniment s'inscrire dans un processus de croissance qui, finalement, ne profite qu'à certains ? L'alternative repose sur le partage des richesses, des dividendes. La publication en 1972 de The Limits to growth ou « rapport Meadows » commandité par le Club de Rome annonçait déjà le problème actuel. L'explosion démographique et la course à la croissance industrielle ont manifestement un impact sur l'environnement.
Je vais prendre quelques exemples qui vont à l'encontre de notre fonctionnement économique et qui recoupent plusieurs de nos interrogations de ce jour. Au Viet Nam, on peut nuancer un business avec rien. Un Home stay avec huit chambres ne subit aucune taxe. En Corée, tout espace est cultivé. Là-bas, tout le monde produit de la bouffe ; tout le monde vend. A partir d'un sol, on génère ainsi librement deux activités. Car la liberté consiste à foutre la paix aux gens. Au Viet Nam, tant qu'on est dans la rue, on ne subit aucune taxe. On y trouve donc tout ce dont on a besoin pour vivre. Seule l'industrie est taxée. Ces micro-activités urbaines font circuler l'argent qui permettra la consommation de produits industriels et justifiera la production industrielle.
MG : Peu avant ton départ vers l'Asie paraissait aux Editions Presses de la Cité, ton 13e livre « Au nom des pères ». Cet ouvrage s'appuyant sur ton expérience de père de famille et celle de nombreuses personnalités dont Roger Waters, leader du célèbre groupe Pink Floyd ou encore Winston Churchill, conforte l'idée de la sociologue Françoise Hurstel : la mort du pater familias. En quoi, cette disparition change-t-elle la société actuelle ?
MM : Je comparais depuis 23 ans parce que je suis père de trois enfants (deux garçons et une fille). Mais je suis aussi l'enfant d'un père disparu prématurément. Pendant plus de deux décennies, j'ai donc, par le biais de la justice, manifesté obstinément mon refus de disparaître de la vie de mes enfants. Mais l'appareil judiciaire en matière de famille tue la parole du père pour mieux tuer le père. Comme d'autres, je me retrouve coincé entre une réalité sémantique qui nomme le « père » et une réalité sociale qui le nie. La justice ne répare pas : elle condamne. Sur une paroi de l'ascenseur du tribunal de grande instance de Paris, on pouvait déjà lire au milieu des années 1990 : « Les mères merdent / Les pères perdent ». Tu me demandais pourquoi n'y-a-t-il pas d'épilogue aux chroniques envoyées depuis l'Asie ? Sache que j'ai prévu un prélude dans lequel la mère aura sa place et un épilogue en guise de lettre à mon père.
Première de couverture de l'ouvrage de Marc Mangin, "Au nom des pères", éditions Presses de la Cité, 2017.
MG : Au regard de ton actualité tant littéraire qu'artistique, de ton surprenant parcours professionnel, de tes nombreux engagements à travers le monde, je suis surpris que la commune d'Aniche ne se soit pas intéressée à ton travail. Comment expliques-tu cette indifférence ?
MM : A l'issue des élections municipales de 2014, l'adjoint à la Culture, Xavier Bartoszek, m'avait contacté. Je lui avais fait part d'un projet de photos de voyage imprimées sur des bâches fixées sur les arrêts du pseudo tram ainsi que d'une exposition. Si le budget ne posait aucun problème, le thème ne correspondait pas à l'envie de montrer autre chose que des vues de terrils. Je proposais même de m'investir dans le cadre du premier marché de Noël. Face à l'incompréhension de Bartoszek, j'ai sollicité avec succès un autre rendez-vous pour lui présenter des photos. Malheureusement, cet élu d'une commune de 10000 habitants avait autre chose à faire que de me recevoir et de m'écouter. Depuis l'élection de Marc Hemez, c'est silence radio. Tant pis ou tant mieux.
MG. Propos de Marc Mangin recueillis le 14 octobre 2018. A Nathalie Pouille.
Parcourir le site de Marc Mangin : http://www.marcmangin.com/