Un dernier mot pour la route, Jeannot
Notre camarade Jeannot vient de s’engager seul sur une route à sens unique. Nous ne savons pas avec quel engin motorisé, il est parti. Mais il est bel et bien parti ce mardi à quelques jours des fêtes de Sainte-Barbe et de Saint-Eloi. De toute façon, nous savons tous qu’il a dû emporter sa caisse à outils au cas où son tacot rencontrerait un problème mécanique en chemin.
Fils d’émigrés polonais1 arrivés en France en 1922, Jean Jedrzejewski naquit le 29 décembre 1943 à Masny. Mineur de fond comme son père dès l’âge de 14 ans à la fosse Delloye de Lewarde, puis électro-mécanicien à la mine de Dechy et enfin conducteur de rotatives à l’Imprimerie nationale de Douai, Jeannot n’entendait pas rester inactif une fois retraité. Aussi, devint-il guide-conférencier au Centre Historique minier de Lewarde, réparateur de véhicules anciens au sein de l’ADALA (Association pour le Développement des Activités de Loisirs sur Aniche) et, à partir de 2020, conseiller municipal d’Ecaillon.
Touche-à-tout, Jeannot ne se contentait pas de retaper motos, voitures, tracteurs et camions d’une époque révolue : il construisait de minutieuses maquettes sur le monde des houillères. On se souvient encore de la reproduction à l’échelle 1/60e du chevalement de la fosse Vuillemin de Masny qu’il présenta en 2017 lors de l’exposition de modélisme à Aniche, comme celle du puits Bernard à Faymoreau, aujourd’hui conservée au Centre minier de cette commune vendéenne.
Jean Jedrzejewski (1943-2023) - Photos : Aniche du 26 juin 2015 au 8 septembre 2019.
Si ses expériences professionnelles et ses connaissances techniques demeuraient impressionnantes et profitables à tous, ses rencontres souvent fortuites avec le grand monde du show business et de la politique relevaient du délire. Le 26 mai 1975, par exemple, Jeannot fut interviewé par les médias sur son lieu de travail - l’Imprimerie nationale de Douai - face au Ministre du Commerce extérieur Norbert Ségard (1922-1981) et au Premier Ministre Jacques Chirac (1932-2019). Lorsqu’il fut guide au Centre minier de Lewarde, il s’entretenait facilement avec les personnalités venues visiter le site comme l'acteur et humoriste Roger Pierre (1923-2010) en novembre 1999 ou encore le député de la 16e circonscription du Nord Georges Hage (1921-2015) le 15 mai 2002.
• Photo 1 : Jeannot (vu de dos) à l’Imprimerie nationale de Douai interviewé par les médias face au Ministre du Commerce extérieur Norbert Segard et le Premier Ministre Jacques Chirac le 26 mai 1975. • Photo 2 : Jeannot et l'acteur et humoriste Roger Pierre au Centre Historique Minier de Lewarde en novembre 1999. • Photo 3 : moment de repos au Centre Historique Minier de Lewarde pour Jeannot et le député de la 16e circonscription du Nord Georges Hage – 15 mai 2002. • Photo 4 : Jeannot transmettant à la jeunesse ses savoirs et savoir-faire. Centre Historique Minier de Lewarde, début des années 2000.
Deux ans plus tard, Jean Jedrzejewski se retrouvait devant la caméra du réalisateur et scénariste Alain Marie du film-documentaire Le Cheval ouvrier. Contée par Annie Girardot (1931-2011), l’histoire retrace la quête d’un ancien mineur d'origine polonaise incarné évidemment par Jeannot pour connaître le sort du dernier cheval avec lequel il a travaillé2. Produit par STRIANA, France 3 Nord-Pas-de-Calais-Picardie et le CRRAV, ce film de 62 minutes obtint le second Prix du meilleur documentaire lors de la 7e édition du festival international Ecofilms de Rhodes (Grèce) ainsi que le Prix « Antropologia ambiental » lors du festival de Seia (Portugal) en novembre 2006.
Le 8 mai 2019, lors de la cérémonie commémorative de l’armistice de 1945, Jeannot se vit remettre par le Comité des Anciens Combattants de Loffre la Croix du combattant, le Titre de reconnaissance de la Nation et la médaille Commémorative des Opérations de Sécurité et de maintien de l'Ordre en Afrique du Nord agrafe Algérie. On découvrit alors son passé militaire. En effet, malgré son statut de mineur qui pouvait l’exempter des obligations nationales, Jeannot avait tenu à servir sous les drapeaux le 1er mai 1963 pour « faire comme les copains », disait-il. Incorporé deux jours plus tard au 2e régiment de génie pour y effectuer ses classes, il embarqua le 20 août de la même année à Marseille pour débarquer à Oran le lendemain. Il séjourna dans une Algérie encore instable malgré l’indépendance jusqu’au 25 mai 1964. Nommé successivement caporal puis caporal-chef, il fut muté le 1er juin 1964 de la 55e Compagnie à la 174e Compagnie régionale du 24e Bataillon de génie.
Habitant à Ecaillon, Jeannot était omniprésent dans les manifestations culturelles locales et se montrait très volubile sur de nombreux sujets. Il était cette mémoire vivante qu’on appréciait croiser et écouter en tout moment. Quand il participait à un événement, il arrivait toujours avec un des véhicules anciens de sa collection. Ainsi, le voyait-on débouler tantôt sur une Motoconfort datant de 1967 ou une mobylette Solex 3800 du début des années 1970, tantôt à bord d’une Peugeot 201 des années 1930, d’une Citroën B11 de 1956 ou d’une 2 CV beige avec une direction « insistée », comme il disait.
Jean Jedrzejewski (1943-2023) - Photos : Ecaillon du 21 mai 2021 au 15 juillet 2022.
Ces derniers temps, Jeannot et moi avions pris l’habitude de nous retrouver sur le marché de son village. C’est là qu’il se procurait des fruits et des légumes frais. Entre les stands de produits locaux et artisanaux, nous nous entretenions de faits historiques ou d’actualités politiques appuyés sur des documents qu’il archivait soigneusement. Au travers de nos longs échanges, Jeannot parvenait toujours à évoquer le parcours de ses deux enfants Estelle et Grégory et de ses cinq petits-enfants Mathilde, Gauthier, Héloïse, Bastien et Camille, récemment médaillée d’argent au pistolet 10 mètres en individuel et par équipe aux Jeux européens de 2023 à Cracovie.
Un jour, il arriva à vélo sur la place du 8-Mai-1945 et me lança : « Suis-moi, j’ai quelque chose à te montrer ! » A quelques centaines de mètres du marché, il me présenta le tracteur du grand-père d’un agriculteur du village. « Tu vas assister au redémarrage de ce 201 fabriqué par la Société Française de Vierzon en 1957 », m’avertit-il. Sortant d’une poche de sa toile bleue une bougie qu’il plaça avec précaution, Jeannot rapporta cette anecdote : « Vierzon était une ville communiste. A cette époque, il y avait à Lewarde plusieurs fermiers roulant en tracteur américain dont l’un, communiste, se distinguait par son 201 de fabrication française : il en était tout fier et tout le monde regardait son engin. » Quelques minutes plus tard, le tracteur pétaradait.
Jean Jedrzejewski (1943-2023) - Photos : Aniche du 11 juillet 2021 au 9 septembre 2023.
Jeannot savait tout réparer et cela arrangeait tout le monde. Ses savoirs et savoir-faire lui avaient forgé une solide réputation qui dépassait les limites de nos localités. Je me rappelle lui avoir demandé si je pouvais déposer à la Société d’Histoire d’Aniche quelques anciennes photos de lui. Surpris, il s’enquit : « tu crois que ça l’intéresserait ? » Aussitôt, je lui répondis : « j’sais pas car c’est vrai que t’es plus qu’une personnalité locale : t’es une vedette, Jeannot ! »
En définitive, Jeannot représentait pour beaucoup un incontournable personnage, un ami sincère et dévoué voire un sage parent tant il paraissait proche de tous. Je l’ai revu une dernière fois, le 9 septembre 2023, roulant avec son Solex sur la plaine des Navarres à Aniche. Son départ à l’aube de ses 80 ans nous laisse désemparés et profondément affligés. Dans la cité de Fraisinou comme dans les communes alentours, le silence est grand. Bonne route, Jeannot !
Texte : MG – 27 novembre 2023.
Photos : archives Jean Jedrzejewski et MG.
1. A l’issue de la Première Guerre mondiale, la Pologne recouvrait son indépendance. Mais ses frontières restaient mal définies par le Traité de Versailles (1919). Afin de récupérer des territoires perdus depuis le XVIIIe siècle, les Polonais s’opposèrent aux Soviétiques. Durant l’opération Kiev (1920), son père Szczepan Jędrzejewski (1900-1968), qui a aussi combattu à Varsovie, reçut une balle dans la jambe et Polonais et Ukrainiens battirent en retraite. A la fin de ce conflit (1921), la situation économique s’était fortement dégradée dans la Pologne renaissante. Aussi, profitant de la convention d’émigration/immigration signée entre la France et la Pologne en 1919, Szczepan et sa femme Jadwiga Kaminska (1910-1976) entrèrent officiellement en France pour y travailler. Il commença ainsi sa carrière de galibot à Decazeville dans l’Aveyron. Après avoir pioché dans les mines du bassin de Carmaux puis de Saint-Etienne, il gagna le Nord pour descendre à la fosse Delloye de Lewarde et prendre sa retraite en 1952. Ensemble, Szczepan et Jadwiga donnèrent naissance à Martha (1924-2013), Sabina Stefania (1936-1990), Jean (1943-2023) et sa jumelle Jeanette. Szczepan mourut de la silicose en 1969 et son épouse, longtemps malade, en 1976.
2. Le synopsis du film Le Cheval ouvrier (2005) est le suivant : « en plein cœur du bassin minier, un vieil éleveur de chevaux nous transmet sa passion pour les chevaux dans une harmonie avec l'univers voisine de l'animisme et dans laquelle la nature a toujours le dernier mot. Parallèlement, un ancien mineur polonais d'origine vit une passion pour l'investigation et la vie des chevaux dans la mine. La rencontre des deux univers s'opère dans une parfaite cooptation de l'un par l'autre et nous permet de partir à la recherche des derniers témoins à avoir travaillé au contact du cheval dans les antres de la terre. Témoins ou acteurs, ils témoignent tous de la relation insoupçonnée que tout mineur a un jour établi avec les chevaux restés, jusque dans les années soixante, de vrais compagnons de fortune au cœur des galeries souterraines, après la fermeture des dernières mines. »
Après la diffusion de ce film, le journaliste Henri Dudzinski écrira ceci dans La Voix du Nord : « On avait fini par oublier que le cheval avait accompagné l’homme dans son aventure folle, celle de l’extraction du charbon des entrailles de la terre. Pourtant, le cheval avait un nom, un matricule et une histoire consignée dans les registres. Entre la nuit du sous-sol et la lumière du jour, Alain Marie raconte cette complicité entre l’homme et le cheval, entre joie et larmes. Les mineurs et enfants de mineurs doivent voir ce film d’une exceptionnelle tendresse. »