Pierre Bonnard, Rue Eragny-sur-Oise
Ne considérer Pierre Bonnard (1867-1947) que comme un grand coloriste, c'est occulter la part graphique de son oeuvre. Car n'est-ce pas le dessin qui structurait déjà ses
lithographies de la fin du XIXe siècle ? Ne pourrait-on pas également envisager ses peintures comme des dessins coloriés à peine plus aboutis qu'une esquisse ? En effet, cet
artiste au regard effacé accordait une place particulière à l'étude et croquait quotidiennement tout ce qui l'entourait : un arbre, un jardin, une femme, une scène de rue. Ainsi, ses
promenades matinales, véritables récupérations instantanées de la vie ordinaire, lui permettaient de saisir sur le vif une émotion particulière.
Dans ce dessin réalisé vers 1894-1895 montrant une foule en mouvement dans une rue d'Eragny-sur-Oise, Bonnard restitue en quelques traits de fusain le déplacement continuel des passants,
l'incessant passage des fiacres, la course d'un cycliste comme celle d'un enfant, la cambrure d'un cheval au trot. La nervosité du geste de l'artiste ainsi que le rendu inachevé et
désordonné témoignent de la vivacité et du tumulte de la ville. Délimitée par les façades des maisons, la scène qui s'offre à nous est rythmée par les allées et venues de
ces citadins affairés.
Le talent de Bonnard réside dans cette faculté de saisir au vol, sur le champ, à main levée des personnages au statut social identifiable sans pour autant traduire leur véritable
personnalité. Les gens vont et viennent d'un coté puis de l'autre, comme une chaîne sans fin. La main de l'artiste s'empare de leur silhouette, de leurs gestes et de leur couvre-chef
mais jamais de leur visage ou de leur expression. La vue reste simplement émotionnelle, intelligiblement riche en sensations.
Surnommé le "nabi japonard" par ses amis au sortir de l'Académie Julian, Bonnard dispose, à la manière des graveurs nippons, les différents plans de son image sans introduire de jalons
spatiaux. S'il rejette la perspective classique, il parvient néanmoins à une certaine profondeur. Tel un bas-relief, les personnages sur le trottoir se détachent des fiacres sur la rue par
un simple changement d'échelle. Le fond ne s'échappe plus : il reste aussi présent que le premier plan et joue le rôle d'une frise décorative sur laquelle se déroule une scène quotidienne.
Pareil à un photographe, Bonnard fige pour l'éternité sur le papier, un instant de la vie urbaine. L'aspect brouillé de l'ensemble que l'on peut rapprocher du flouté d'un cliché
instantané caractérise une vue promptement esquissée, suggère l'empressement de ces gens qui se rendent d'un point à un autre de la rue et traduit la fugacité des impressions ressenties
par l'artiste devant ce spectacle. En puisant dans le banal des émotions particulières comme le faisait déjà Monet une vingtaine d'années auparavant, Bonnard s'affirme comme le dernier
impressionniste.
MG 19 mars 2009.
J'ai retrouvé la reproduction de ce dessin de Pierre Bonnard dans mes archives. Malgré quelques recherches, j'ignore toujours les dimensions de cette oeuvre et
la collection publique ou privée à laquelle elle appartient. Je remercie donc la personne qui saura m'apporter ces informations manquantes.