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L'expérience du monochrome

Publié le par MG

De Casimir Malevitch (1878-1935) à Robert Ryman (né en 1930) en passant par Alexandre Rodtchenko (1891-1957), Yves Klein (1928-1962), Ad Reinhardt (1913-1967) ou Pierre Soulages (né en 1919) - pour ne citer que les plus grands -, on ne compte plus le nombre d'artistes ayant fait l'expérience d'une seule couleur uniformément étalée sur la toile. Le monochrome est devenu au cours du XXe siècle un des vocabulaires de base de l'art pictural à partir duquel s'est élaborée une syntaxe conceptualiste, formaliste ou matiériste. Bien plus qu'une aventure, il est une donnée, paradoxale certes, de la peinture moderne et contemporaine : tableau vide privé de toute figuration, il est aussi la surface pleine recouverte de peinture jusqu'à ses bords.

Comment nourrir alors les interrogations qui germent chez celui qui regarde avec suspicion un monochrome ? Hier encore, un ami et collègue à la fois  me sondait sur l'intérêt et la signification d'une peinture qui n'a plus ni sujet, ni objet et qui n'a, par conséquent, aucune histoire à raconter. Le monochrome est évidemment une peinture qui trébuche sur ses propres limites. Degré zéro de la représentation, il révèle la mort certaine de la peinture - il n'y a plus rien à peindre ! - tout en annonçant le renouveau du tableau de chevalet. En réalité, le monochrome rend compte d'une multitude de recherches sur les relations que peuvent entretenir fond et forme, forme et couleur, couleur et matérialité. Plutôt que de disserter sur une démarche qui, oscillant entre mélange des couleurs et couleur unique, relève de l'expérience personnelle de l'artiste pour ne présenter que la couleur pour la couleur, j'invite le lecteur à réfléchir sur les trois extraits (critique, littéraire et humoristique) ci-après qui illustrent parfaitement les subtilités de tons, de pigments et/ou de lumière que présente la peinture monochrome.


1. Thomas B. Hess in catalogue Newman, Grand Palais, Paris, 1972 (p.p. 76-77) :

On me racontait dans les années 1950, une anecdote qui devint un morceau d'anthologie : Franz Kline et Elaine de Kooning étaient au Cedar Bar quand ils furent abordés par un collectionneur que Franz connaissait et qui était hors de lui. Il sortait de la première exposition particulière de Barnett Newman : "Jusqu'où peut aller le simplisme, bredouilla-t-il. Croit-il s'en tirer comme ça ? Il n'y a rien là-bas, strictement rien !"
"Rien ?, demanda Franz avec un grand sourire. Combien y avait-il de toiles ?"
"Oh, dix ou douze peut-être - mais toutes exactement pareilles - avec juste une bande au milieu, c'est tout !"
"Toutes de la même taille ?", s'enquit Franz.
"Euh, non ; il y avait des tailles différentes, de un à deux mètres à peu près."
"Ah bon, de un à deux mètres ; et toutes de la même couleur ?", poursuivit Franz.
"Non, non, il y avait des couleurs différentes, du rouge, du jaune, du vert... mais chaque tableau était uni - tenez, digne d'un peintre en bâtiment - et avec cette bande au milieu."
"Toutes les bandes étaient de la même couleur ?"
"Non."
"Toutes de la même largeur ?"
L'homme commença à réfléchir un peu. "Voyons voir... Non, je ne crois pas. Certaines devaient avoir deux centimètres de large, d'autres dix, d'autres entre les deux."
"Et tous les tableaux dans le sens de la hauteur ?"
"Oh, non ; il y en avait d'horizontaux."
"Avec des bandes verticales ?"
"Euh, non... je crois qu'il y avait peut-être quelques bandes horizontales."

"Et les bandes étaient-elles plus foncées ou plus claires que le fond ?"

"Je crois qu'elles étaient plus foncées, mais il y avait une bande blanche ou plus d'une peut-être..."

"Est-ce que la bande était peinte sur le fond ou est-ce que le fond était peint autour de la bande ?"
L'homme commençait à être un peu mal à l'aise.
"Je n'en suis pas sûr, dit-il, mais il me semble que c'était l'une ou l'autre manière, ou les deux à la fois peut-être..."
"Je ne sais pas, conclut Franz, mais tout cela me paraît diablement compliqué."



2. Yasmina Reza, Art, Albin Michel, Paris, 1998 (p.p. 207 à 215) :

MARC. Mon ami Serge a acheté un tableau. C'est une toile d'environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peint en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux. (...)

MARC. Que Serge ait acheté ce tableau me dépasse, m'inquiète et provoque en moi une angoisse indéfinie. (...) Je dois m'en référer à Yvan qui est notre ami commun, en parler avec Yvan. Si Yvan tolère que Serge ait pu acheter une merde blanche vingt briques, c'est qu'il se fout de Serge. C'est clair.

Chez Yvan.
MARC. Tu as vu Serge ces derniers jours ?
YVAN. Pas vu. Et toi ?
MARC. Vu hier.
YVAN. En forme ?
MARC. Très. Il vient de s'acheter un tableau.
YVAN. Ah bon ?
MARC. Mmm.
YVAN. Beau ?
MARC. Blanc.
YVAN. Blanc ?
MARC. Blanc. Représente-toi une toile d'environ un mètre soixante sur un mètre vingt... fond blanc... entièrement blanc... en diagonale, de finesrayures transversales blanches... tu vois... et peut-être une ligne horizontale blanche en complément, vers le bas...
YVAN. Comment tu les vois ?
MARC. Pardon ?
YVAN. Les lignes blanches. Puisque le fond est blanc, comment tu vois les lignes ?
MARC. Parce que je les vois. Parce que mettons que les lignes soient légèrement grises, ou l'inverse, enfin il y a des nuances de blanc ! Le blanc est plus ou moins blanc !



3. Les Inconnus, L'artiste peintre, vers 1990 :

Texte : MG - 21 mars 2009.
 
Lire aussi :
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Y
La piece "ART" est une petite merveilleJ'ai réussi à la retrouver sur e-mule malgré un son et une image des plus piteuses.C'est une perle transcendée par des jeux d'acteurs formidables.Reste une interrogation plutôt sidérante: pourquoi diable désirerait-on la mort de la peinture ? Qu'est ce qu'elle leur a fait?Vivement la mort de la musique !  ( desolé..cest une boutade)Bravo encore pour ce beau travail d'investigation..
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J
Bonjour,Il est vrai, intéressante l'interrogation sur le monochrome, quelles sont ses limites, quel est son regard ?
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M
Vous avez raison Olivier, Dans l'article j'évoque "l'expérience personnelle de l'artiste". J'aurai pu écrire sur celle du regardeur, simplement au travers de l'impression d'immersion que l'on peut ressentir à la vue d'un tableau de Rothko (quoique les oeuvres de Rothko ne soient pas vraiment des monochromes). L'exemple du bleu Yves Klein suffirait pour aborder les sensations que peuvent procurer un monochrome.Il y a toujours tant de choses à écrire sur un sujet... C'est pourquoi, les commentaires des lecteurs apportent souvent plus que l'article lui-même. Aussi, merci pour votre pertinente intervention sur cette page.A bientôt.MG
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O
Dans ma vie d'avant, celle qui précédait le risque de peindre je pouvais en effet parfois rester dubitatif face à certaines oeuvres et entre autre les monochromes. Depuis cette renaissance, celle qui débuta avec les pinceaux, certains sujets que je n'abordais pas prennent au fur et à mesure des dimensions différentes. La liberté, par exemple en peinture est un sujet puissant, voire fondamental. "L'intérêt des choses..." comme il est dit dans certains commentaires. Intérêt pour qui ? Pour quoi ? J'aimerais que nous abordions le thème du monochrome, puisque c'est le sujet de l'article ,sur le registre de la sensation, des émotions, de la percussion que provoque la composition monochrome, en passant à travers nos rétines et vient ensuite nous envahir le ventre.Nous nous émerveillons pour un rectangle composé de 2 couleurs séparées par une ligne horitontale, genre l'océan pacifique, ou un désert. Par contre, quand une création humaine et libre nous propose une représentation aussi simple nous la trouvons "absurde" ! L'homme fait partie de la nature, il en est le fruit. Tant qu'il est naturel il fait corp avec l'environnement. Le problème ne vient-il pas des esprits qui ne peuvent plus penser sans être enfermés par des codes tellement ils ont peur du vide et du néant ?Amitiés à toi Michaël et merci pour tes mots qui mettent le doigt sur nos maux.
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M
Je vous en prie Marie.Dessiner comme un enfant de deux ans... Je mets au défi l'adulte de faire aussi bien qu'un petit enfant, tant dans le choix des couleurs et des "formes" que dans la mise en page et du gete.A bientôt.MG
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M
Intéressant, vraiment très intéressant... J'ai beaucoup de curiosité pour l'avant-garde et l'art moderne/contemporain en général, et je suis souvent en butte au septicisme de nombreuses personnes qui n'y voient aucun intérêt ou qui jugent qu'un enfant de 2 ans pourrait faire aussi bien et même mieux. Or ce n'est pas évident d'expliquer que l'intérêt est aileurs et qu'il y a parfois plusieurs niveaux de lecture... Bref, si vous le permettez, je crois que je vais me référer à votre texte lorsque j'aurais à nouveau une discussion sur le sujet! =)
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N
Oui c'est réussi!Ecoute de toi à moi, ce n'ai pas cet "Art" qui me dérange, mais ce qu'en font les hommes!Bon voilà.Donc bon dimanche.
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M
J'ai écrit cet article suite aux questions "absurdes" que l'on me pose sur l'intérêt de l'art, le "n'importe quoi de l'art contemporain", "l'absurdité d'un monochrome", le prix dérisoire d'une oeuvre... je ne vise personne en particulier. Je voulais simplement amener certains à réfléchir sur ce qui soulève le plus d'incompréhension parmi les publics, à savoir le monochrome. J'ai préféré placer des textes qui, il me semble, sont parlant. Quant à la vidéo des Inconnus, qui me fait toujours rire, elle reprend tous les a priori véhiculés par ceux qui n'entendent rien à l'art. Au moins, elle les confortera dans leurs préjugés.Il n'y a pas de vérité absolue. Chacun est libre de penser ce qu'il veut. Je ne voulais que faire réagir les lecteurs : je vois que c'est réussi !A bientôt.MG
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N
Je ne dis pas que "L'Art contemporain "c'est n'importe quoi Michaël, ce serait absurde... et je ne dis pas non plus que je n'y comprends rien du tout, non. Il y a derrière toute acte une pensée, et je ne me sent pas relié à la leur. J'y vois une hiérarchisation du monde, entre ceux qui comprennent et les autres, cette différence qui les arranges bien tu comprends ?. La candeur des biens-pensants et leur esprit éllitiste m'ont toujours bléssé, et je ne réserve pas ça qu'à l'Art d'ailleurs... mais n'as-tu pas ris toi devant cette vidéo ? je n'ai donc pas compris le sens de ton article. C'est burlesque et exagéré, mais ce besoin de fustiger les "artistes" fait du bien à beaucoup de gens. Nos précedentes discussions m'ont fait réfléchir, même si mon poste précedent ne le montre pas. Je me sens moins hargneuse sur ce sujet et me surprend même parfois à me faire l'avocat du diable... alors tu vois ne ferme pas la porte... discutons.
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M
Oui, je connais cette anecdote avec Picasso... je la sors de temps à autre...Oui, également pour le monochrome naturel... chez nous, sous un ciel bas et lourd, tel un couvercle, c'est un monochrome gris !Quant à Pont-Aven, je n'ai jamais rien vu de qualité chez ceux qui y travaillaient.Bon dimanche.MG
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D
Chaque fois que , par très beau temps,je vais sur le Port du Rosmeur (Douarnenez), j'ai à "voir" un Monochrome naturel !!!Imagine, dépassant du toit de la criée une immense plaque d'acier uniforme noire qui, quand le ciel est d'un bleu clinquant uni, révèle à mes yeux un Malevicht !!! un Klein ! m'exclamant : purée, Carré noir sur fond bleu, superbe !!!!Et,   in-é-dit !!!  que , peut-être, personne ne voit (que moi ?) Je m'en viens te le dire ici car j'ai connu sur Pont-Aven et Moëllan-sur-mer de ces peintres du genre "inconnu" de la vidéo de laquelle , as-tu remarqué, on soutire de son premier jet le mot " J e ", il dit avoir deux statues (uts) : le "je" du peintre - et le "je" individuel classique ? Autre exemple : Picasso s'installe à une table de restaurant (de Grasse, je crois), puis renverse , par mégarde, son verre de vin sur la nappe bien blanche, il fait mine d' effacer la tache quand s'approche à grande vitesse le serveur , retenant son geste d'un " non, laissez maître, signez juste la nappe !!" Picasso : eh, je ne suis pas venu acheter le Restaurant !!!La connaissais-tu ? Amitié picturale, bertrand
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M
J'ai écrit cet article pour répondre aux interrogations des réfractaires à l'art contemporain, sachant que souvent, c'est le prix de l'oeuvre qui choque (comme si l'artiste fixait lui-même son prix !) et que, malgré les plus beaux discours, je ne parviendrai jamais à changer l'opinion de celui qui croit dur comme fer que "l'art, c'est n'importe quoi !" La vidéo des Inconnus reprend tous les préjugés de ces réfractaires !Bon dimanche.MG
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N
Hé bien j'ai bien ris... curieux d'avoir choisi des angles d'attaques si différents pour nous parler du monochrome et autres créations opaques. En ce qui me concerne j'opte pour le dernier, les arguments du premier je les comprends mais rien à faire ça passe pas. Je vois dans L'Art pour l'Art, dont Cézanne est le précurseur avec sa "montagne ste Victoire" une autoréférence, une impasse logique.Bises quand même... pas taper!
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