Le dessin dans l'art contemporain
En raison de son économie de moyen, on considère souvent à tort le dessin comme une
étude préparatoire de petit format en vue d'une oeuvre plus aboutie. Il est vrai que, jusqu'au milieu du XIXe siècle, le dessin précédait le travail du peintre, du sculpteur ou de l'architecte.
Si le dessin moderne, tel celui de Picasso, conserve ses fonctions expérimentales, il apparaît désormais comme une finalité en soi. Combinant l'exercice d'observation et la recherche
formelle capable de synthétiser à la fois le monde environnant et l'univers poétique de l'artiste, il acquiert au début du XXe siècle une valeur autonome. Cependant, jusqu'au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale, peu d'artistes le pratiquent ou du moins ne l'affichent.
En présentant, en 1959, à la galerie Iris Clert à Paris ses Méta-Matics -
des sculptures en mouvement qui dessinent -, Jean Tinguely (1925-1991) bouscule la conception traditionnelle du dessin d'art et l'attention que l'amateur lui prête. En effet, le visiteur est
ici convié non à contempler le travail d'un artiste exposant mais, comme le tract édité à cette occasion le précise, à créer lui-même "avec fougue, fureur, douceur ou élégance sa
peinture en collaboration avec les Méta-Matics". Ainsi, le dessin n'est plus le fruit d'une exécution manuelle et réfléchie de l'artiste et son statut se confond à présent avec
celui de la peinture. A la difficulté de définir le dessin comme une oeuvre indépendante, s'ajoute l'impossibilité de le différencier des autres arts que sont la peinture et la sculpture.
En 1977, lors de son transfert au Centre Pompidou, le Musée National d'Art Moderne se dote d'une structure spécifiquement destinée à la conservation des oeuvres sur papier : le Cabinet d'art
graphique. La nouveauté de cette désignation qui substitue au "des dessins" un "d'art graphique" permet d'englober à la notion traditionnelle de dessin toutes les expériences et les techniques
réalisées sur papier telles que la gravure ou la photographie. Mais cette nouvelle désignation englobe-t-elle pour autant tous les aspects du dessin ? Pour y répondre, faut-il encore savoir
ce que l'on entend par dessin contemporain et connaître sa place dans l'art actuel ?
Selon Françoise Viatte, ancienne conservatrice au Cabinet d'Arts Graphiques du Louvre, "c'est le papier qui fait le dessin, non la technique employée" (Le Point n°1332, 28 mars 1998). La
technique usitée n'est, certes, pas un critère qui entre dans définition du dessin. Certaines peintures, par exemple, présente un aspect graphique. Jean Dubuffet (1901-1985), en montrant un
intérêt pour les dessins d'enfants, retient la crudité de la couleur et la matérialité de la peinture pour offrir dans la série des Psycho-sites ou dans celle des Mires des oeuvres d'un graphisme violent. De plus, si la
frontière entre peinture et dessin tend à disparaître chez Dubuffet, ces travaux, bien que marouflés sur toile, ont été réalisés sur papier.
La nature du support ne peut non plus définir le dessin, sinon comment envisager autrement les peintures au brou de noix sur papier marouflé de Pierre Soulages (né en 1919) ? Car, lorsque
Soulages travaille sur des feuilles de papier, introduisant ainsi dans ses contrastes habituels du noir sur blanc des ocres, il donne pour titre Peintures sur papier niant
ainsi toute référence possible au dessin. Il arrive aussi que le dessin se fasse installation, perdant alors son support de papier. Stéphane Lallemand (né en 1958) dessine, par exemple, sur des télécrans qu'il expose en
série. Ici, la ligne délimitant la forme et la fragilité de l'oeuvre (le moindre mouvement des objets efface les tracés) relèvent des caractéristiques inhérentes au
dessin.
Le dessin peut enfin retrouver le monumental et le mural avec Felice Varini (né en 1952) qui situe son travail en fonction du lieu de présentation. Sur les murs de la Vieille Charité à
Marseille, son 360° rouge n°2 maintient l'ambiguité entre le dessin (la ligne), la peinture (le rouge), l'architecture (le lieu), la sculpture (le dessin dans l'espace), la
photographie (le constat et la mémoire du travail). Le spectateur est alors requis comme acteur pour donner sens à l'oeuvre puisque, placé au centre du dispositif, il perçoit une bande rouge
continue ; hors de ce point de vue, il fait éclater la cohérence de sa vision de l'oeuvre en une multitude d'images.
L'histoire de l'art révèle que le dessin tient aussi bien du geste que de la pensée. Qu'il se caractérise par des taches d'encre sur papier comme chez Henri Michaux (1899-1984) ou par une ligne tracée dans l'espace comme chez Velice Varini, le dessin
contemporain établit de nouveaux rapports entre le mouvement, l'espace et le temps. Evoquer le dessin serait finalement convoquer l'écriture, tant il est vrai que ces deux vocables
sont liés à une étymologie grecque commune - graphein - qui signifie "écrire" et d'où sont issus "graphisme", "graphie", "graphique", et que l'un et l'autre ont cheminé de pair dans le
tracé de la ligne et dans l'inscription de signes.
MG 1999-2009
Felice Varini, 360° rouge n°2, 1989.