Les dessins de Constant Permeke
Le goût des beaux dessins est une des plus hautes élégances de l'esprit.
Henri Focillon, cité dans le catalogue d'exposition, Dessins belges de James Ensor à nos jours,
Musée National d'Art Moderne, Paris, 1961.
En septembre 1954, Pierre Colman achevait sous la direction de Paul Fierens un travail de fin d'études sur les dessins de Constant Permeke. Dans ce mémoire, qu'il allait d'ailleurs publier quatre ans plus tard dans le Bulletin de l'Institut Royal du Patrimoine artistique de Belgique, Colman déplorait le peu d'intérêt qu'accordaient jusqu'alors, à l'oeuvre dessiné, les commentateurs du Maître de Jabbeke.
A l'exception de quelques brèves représentations dans les catalogues d'expositions, nous pourrions aujourd'hui dresser le même constat. Plus d'un demi-siècle s'est écoulé depuis le décès de Permeke, et c'est toujours dans les études consacrées à l'oeuvre entier qu'il faut chercher quelques notes éparses.
Il est vrai que nombre de dessins ont été souvent montrés. L'oeuvre graphique de Permeke est si abondant et si déterminant dans sa carrière que le commissaire de la moindre exposition - qu'elle soit collective ou rétrospective - ne peut l'omettre. Emile Langui le soulignait déjà en 1953 : "Je n'apprends rien de nouveau à personne, en affirmant que les dessins de Permeke constituent une part brillante de son oeuvre et qu'ils ont déterminé souverainement l'évolution de son style."1
Comment expliquer alors l'absence d'ouvrage exclusivement consacré aux dessins du Maître ? L'entreprise serait-elle trop hasardeuse ou trop fastidieuse pour que l'on puisse enfin interroger cette "part brillante de son oeuvre" ? L'étude que je propose dans ce mémoire ne prétend pas être exempte de tout reproche. Comme je l'ai souligné plus haut, les dessins de Constant Permeke sont très nombreux et il n'a pas toujours été facile d'obtenir tous les renseignements escomptés.
Cependant, au plaisir de sillonner la Belgique, des paysages de Polders de la Flandre occidentale aux grandes institutions culturelles de Bruxelles, se joignaient les indicibles émotions de la découverte et de l'observation immédiate de l'oeuvre. D'Ostende à Laethem Saint-Martin en passant évidemment par Jabbeke, l'impression de parcourir les sites sur lesquels l'artiste a vécu et travaillé, devenait enivrante mais ô combien nécessaire à la compréhension du personnage. Au gré des rencontres et au fur et à mesure que les recherches avançaient, les grandes orientations se précisaient. (...)
Constant Permeke, Femme de pêcheur (La femme au panier), 1921,
fusain, craie et térébenthine sur papier, 150 x 100 cm., collection particulière, Knokke Heist.
L'impression d'inachèvement de certaines parties de l'oeuvre caractérise les dessins du début des années 1920. Ici, la tête et le buste pleinement travaillés présentent un contraste puissant d'ombres et de lumières alors que l'ensemble du dessin reste vague, schématique, à peine suggéré. Permeke recourra souvent au gommage et à l'estompage de certains traits pour accuser cette disparité entre le cheminement et le résultat définitif du travail.
Constant Permeke, Paysan avec pelle, 1930,
fusain sur papier, 177 x 166 cm., Provinciaal Museum Constant Permeke, Jabbeke.
Permeke montre ici une volonté d'équilibre des forces de ces masses de chair en y adjoignant des bases concrètes et solides. Les pieds figurent stables et démesurés et le matériel d'appui - la pelle - est esquissé. La combinaison entre la linéarité du dessin et la transparence de la peinture est caractéristique des oeuvres du début des années 1930.
Constant Permeke, Nu debout, 1945,
fusain sur papier, 149 x 81,5 cm., Provinciaal Museum Constant Permeke, Jabbeke.
Permeke tire du fusain des effets savoureux enveloppant d'une ambiance chaude et vibrante le corps de cette femme délicatement nuancé. A partir des années 1940, l'atelier de l'artiste est fréquenté par des modèles plus élégants que ceux d'avant guerre, ce qui rend les corps plus élancés et plus grâcieux. Mais l'identité de ces jeunes femmes demeurera toujours secrète.
L'oeuvre dessiné de Constant Permeke est toujours resté fortement ancré dans la vie quotidienne des gens simples. "Chaque oeuvre en veut être la synthèse, dans une alliance du monumental au cosmique en quête de l'essentiel."2
Permeke a cherché une expression adéquate à ses observations du quotidien. Les thèmes qu'il a abordé sont toujours restés tributaires du site sur lequel vivait l'artiste. A Ostende, Permeke a dessiné la vie du port, avec ses pêcheurs et ses poissardes ; à Jabbeke, il s'est laissé inspiré par la vie des paysans et des femmes qui venaient poser pour lui.
Permeke a su recréer la réalité environnante avec un sens aigu du monumental et de la synthèse. Bien qu'il sût regarder et emprunter aux courants d'avant-garde - fauvisme, futurisme et constructivisme - comme à l'art des maîtres anciens et aux arts dits primitifs - notamment l'art nègre -, Permeke est resté étranger à toute méthode, à tout formalisme et à toute école de style. Il est toujours resté lui-même et rien que lui-même, avec, certes, une cyclothymie que son oeuvre nous a dévoilé. (...)
L'oeuvre de Permeke, qu'il soit peint ou dessiné, a, de tout temps déclenché les critiques et renforcé les doutes des détracteurs. Rappelons l'anecdote relatée par Avermaete au sujet des cents paysages commandés en 1928 à l'artiste par un richissime armateur anversois. Ces cents tableaux d'un format moyen furent brossés en moins de six mois, ce qui entraîna de vives polémiques dans le milieu artistique. "On a été jusqu'à dire", écrit Jean Milo, "que toute la famille s'y était mise pour achever le travail dans le délai fixé. C'est faux. Il faut avoir vu les toiles des fils de Permeke pour se rendre compte qu'aucun d'eux n'était capable de manier la brosse, d'écrire l'oeuvre dans la pâte comme Constant le faisait."3
L'oeuvre de Permeke tire naturellement sa force de cette unicité. Elle est sans équivalent et le demeurera à jamais. (...)
Permeke a indéniablement marqué son époque et la culture de son pays4 par son art d'élision, sacrifiant le détail à l'expression de caractère et du dynamisme vital, par la profonde richesse de sa technique où de hardis contrastes rendent aux tons de Pierre Brueghel et aux clairs-obscurs de Rembrandt, une beauté expressive.
Il est vrai que dans le domaine de la peinture, l'évidence s'impose. Nombreux sont ceux qui ont regardé et assimilé ses leçons : de Nicolas de Staël, lors de son apprentissage à l'Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles à, plus près de nous, Eugène Leroy, par ses randonnées cyclistes en Belgique, qui furent à chaque fois une redécouverte de l'art du Maître5, le noms ne manquent pas.
La force rustique de ses sujets sera transmise, de son vivant à la génération des années 1930 et 1940 dont fit partie, entre autres, Jean Lasne6. Cependant, la conquête de Permeke demeure trop personnelle pour que nous puissions évaluer avec certitude l'impact causé sur les générations successives.
Aussi, puis-je avancer sans risque d'erreur, qu'à l'instar de Picasso, Permeke a largement contribué à l'émergence d'un dessin autonome, issu d'investigation mentale, du geste impulsif et de la recherche technique, animé souvent du plaisir de faire de l'artiste.(...)
1. Emile Langui, Constant Permeke, Dessins, Edition de la Connaissance, Bruxelles, 1953, p. 3.
2. Willy Van den Bussche in catalogue de l'exposition Constant Permeke, 1886-1952, rétrospective, Association pour la Promotion des Arts, Hôtel de Ville, Paris, 1998, p. 47.
3. Jean Milo, Vie et survie du Centaure, Editions Nationales d'Art, Bruxelles, 1980, p. 49.
4. Constant Permeke est cité au même titre que Marcel Broodthears comme acteurs déclencheurs d'un art moderne et contemporain belge résolument neuf et sans équivalent étranger, dans les propos de Bernard Marcadé recueillis par Maïten Bouisset et intitulés "Dans le moule belge" in Beaux-Arts Magazine n°85, décembre 1990, p.p. 92-99.
5. A y regarder de plus près, nous pouvons trouver aisément dans les dessins de de Staël et de Leroy des liens de parenté avec les dessins du Maître de Jabbeke. Lors de ma visite chez lui, à Wasquehal, Eugène Leroy m'avait cité, alors que nous scrutions son travail, Rembrandt et Permeke comme artistes majeurs. Au-delà de cette expérience personnelle, nous retrouvons le nom de Permeke dans l'interview qu'il avait bien voulu accorder à Sans Titre, n°3, juillet-août-septembre 1988.
6. Marcel-André Stalter écrivit dans un essai consacré à l'"Italianisme et traditions françaises dans l'oeuvre graphique de Jean Lasne" : "Le sujet familier, rustique est transmis après 1920 par Picasso, Léger et aussi le flamand Constant Permeke." in catalogue de l'exposition Jean Lasne, l'oeuvre sur papier, musée des Beaux-Arts, Tourcoing, musée Ingres, Montauban et musée des Beaux-Arts et de l'Archéologie, Besançon, p. 15. Exégète du dessin moderne, Stalter note également des similitudes "du point de vue typologique et par la qualité du graphisme à la fois incisif et souple" entre le Portrait de ma concierge de Fautrier (1922-1923, huile sur toile, 81 x 60 cm., musée des Beaux-Arts, Tourcoing) et la Femme au panier de Permeke (1920, fusain et huile sur toile, 100 x 124 cm., museum voor Schone Kunsten, Antwerpen), in Jean Fautrier, Portrait de ma concierge, dossier du musée des Beaux-Arts, Tourcoing, 1986. Enfin, il relève dans les gravures du début des années 1920 de Fautrier un "voisinage stylistique de Léger ou des peintres flamands tels que Permeke ou Van den Berghe" in catalogue de l'exposition Fautrier, 1925, musée des Beaux-Arts, Calais, p. 28.
MG, Les dessins de Constant Permeke, mémoire de maîtrise d'histoire de l'art, septembre 1999. Extraits de l'avant-propos et de la conclusion.